Rédigé par 22 h 31 min Concerts, Critiques

Orient-Express (Gretry, Zémire & Azor, Les Ambassadeurs-La Grande Ecurie, Langrée – Opéra Comique, 23 juin 2023)

“J’aimerai ; mais puis-je à mon tour / Me faire aimer par la contrainte ?
La haine obéit à la crainte ; l’amour n’obéit qu’à l’amour.” (Azor, III,1)

Zémire et Azor à l’opéra Comique © Stefan Brion, 2023

André-Ernest-Modeste GRETRY (1741-1813)

Zémire et Azor
Comédie-ballet en 4 actes sur un livret de Jean-François Marmontel,
créée le 9 novembre 1771 au Château de Fontainebleau

Julie Roset, Zémire
Philippe Talbot, Azor
Marc Mauillon, Sander
Sahy Ratia, Ali
Margot Genet (Lisbé), Séraphine Cotrez (Fatmé), les soeurs de Zémire
Michel Fau, la Fée

Alexandre Lacoste, Antoine Lafon, les génies (danseurs)

Orchestre Les Ambassadeurs – La Grande Ecurie
Direction musicale, Louis Langrée (23, 25, 26, 28 et 29 juin)
Mise en scène, Michel Fau
Décors, Hubert Barrère, Citronelle Dufay
Costumes, Hubert Barrère
Lumières, Joël Fabing

23 juin 2023, Salle Favart, Opéra Comique, Paris

Il faut savoir écouter Gretry. Dépasser le triolet décoratif, les fins de phrases prévisibles, la mélodie tellement gracieuse qu’elle en devient facile, la jubilation immédiate qu’on cache comme honteuse. Et le compositeur lui-même semble avec espièglerie se  jouer de l’auditeur, glissant en passant un sacré savoir-faire dans ses quatuors mine de rien, rendant hommage à ses devanciers français dans sa chaconne finale retrouvée à la BnF, démontrant sa grande manière dans sa parodie de grand air d’opera seria qui frise le Mozart des airs de concert. Mais en même temps, il écarte la plupart du temps ce langage plus sophistiqué pour une écriture ciselée et pétillante, d’une spontanéité légère qui fait tout son charme . Car Zémire & Azor fait partie des Gretry les plus inventifs : son imagination musicale vaut bien celle du Magnifique qui le suivra de deux ans (1773), et ne s’étiole pas dans l’épique alambiqué d’un Richard Coeur de Lion (1784) grâce à un livret condensé (et livré avec quelques coupes) de Marmontel, inspiré de la Belle et la Bête, conte de fée signé de Mme de V*** (1740) popularisé dans sa version de Mme Leprince de Beaumont (1756). Ni sujet mythologique, ni bourgeois, cette adaptation privilégie la fusion avec un Orient fantasmé des Mille et Une Nuits, et l’action se voit transportée dans le détroit d’Ormuz.

Zémire et Azor à l’opéra Comique © Stefan Brion, 2023

Il faut savoir habiter Grétry. La mise en scène respectueuse et relativement sage de Michel Fau choisit une élégance décalée et épurée : superbe rideau et cintres figurant des nuages, perspective feinte volontairement malhabile et modernisée, (les lignes de fuites comme les angles ne correspondent pas, et rendent ainsi le procédé à la fois visible et inefficace), quelques couleurs pop comme les sœurettes sorties d’une bonbonnière menthol et citron, un père en sultan à turban et kaftan moiré, un monstre figuré en pitoyable insecte noir aux pinces démesurées, fourmi géante bossue. Les costumes et décors de Hubert Barrère & Citronelle Dufay allient ainsi distance brechtienne et XVIIIème siècle fantasmé et merveilleux, et l’on remarquera en particulier les broderies florales issues de la Maison Lesage. Le conte est sauf, le merveilleux affleure : le palais d’Azar et ses portes qui s’ouvrent dans le décor de jardin orné de topiaire, la table à victuailles ou le clavecin qui apparaissent et disparaissent, les enchantements magiques de la Bête, tout comme ses moyens de locomotion bien pratiques (le char sur un nuage ou le serpent volant). On regrettera toutefois les lumières assez franches de Joël Fabing, qui aurait pu profiter des orage, crépuscule et forêt enchantée pour davantage sculpter les ombres et les ambiances.

Zémire et Azor à l’opéra Comique © Stefan Brion, 2023

Louis Langrée s’en donne à cœur joie et sa direction des Ambassadeurs et la Grande Ecurie, gourmande et généreuse, vive et souple, évite à la fois l’écueil d’une trop grande nervosité qui démembrerait la langue élégiaque et sentimentale du compositeur, et celui d’une mollesse statique (notamment dans le IIIème acte où Marmontel accuse une chute d’inspiration sauvée par la musique). On admire la cohésion des cordes, la beauté vibrante des bassons, le cor naturel jouissif de Lionel Renoux (hélas entouré de trois collègues moins versés dans cet art et qui accusent de sérieux problèmes d’intonation), les percussions vitaminées, la manière très naturelle de faire respirer l’intrigue, et de faire se succéder les transitions parlé-chanté sans anicroches (nous avons toujours préféré les récitatifs chantés, même secs, mais c’est la loi du genre). Il faut dire que le plateau est tout aussi ciselé : Marc Mauillon en grande forme en père possessif, dépressif et bougon, graves fermes, articulations claires, pointe de noblesse dont l’artiste ne peut se départir et qui donne à son personnage une étoffe et une respectabilité inattendue. C’est un père certes abattu par le sort, mais en pleine possessions de ses moyens, et non un vieillard sénile. Son valet Ali, sorte de Leporello bouffe échoit au jeune Sahy Ratia, acrobate, comédien et chanteur, à la truculence et la verdeur communicatives : valet trouillard et cascadeur, capable de délivrer ses airs en feignant l’ivresse ou à l’horizontale, faisant des roulades pour ses entrées, le ténorino insuffle une énergie comique irrésistible. La Zémire de Julie Roset, pétillante et sensible, malgré le livret qui la rend si gentillette qu’elle en friserait la niaiserie, dénote un très beau timbre sur le medium et les aigus, même si ses graves sont malmenés par le grand air dramatique. Relative déception devant la discrétion un peu monochrome de Philippe Talbot en prince ensorcelé, et qui joue le beau et la bête comme un galant désespéré et bien peu redoutable, heureusement que son costume compense un peu cet amant sensible et geignard, qu’on eut aimé voir plus torturé, plus maudit, plus ambigu. Passons une oreille pudique sur le souffleur qui a dû l’aider sur quelques répliques, mais l’émission est moyenne, les aigus poussifs, et on regrette que l’un des plus beaux rôles de l’œuvre ne soit pas plus riche.

Zémire et Azor à l’opéra Comique © Stefan Brion, 2023

L’œuvre se conclut sur une superbe chaconne retrouvée à la BnF qui, tout comme la parodie d’air seria, semble constituer un pied-de-nez de Gretry à la grande manière, en se replongeant dans ses racines lullystes ou ramistes, et qu’il assume avec une classe certaine. Hélas la Fée blasée de Michel Fau puis le début des rappels empiètent sur ce beau morceau et empêchent de le savourer pleinement, pollué par des applaudissements certes prématurés mais tout à fait mérités pour une soirée qui nous a rappelé l’espace d’une nuit que nous restons tous de grands enfants.

 

 

Viet-Linh Nguyen

Représentations à l’Opéra Comique, salle Favart : direction musicale Louis Langrée (23, 25, 26, 28 et 29 juin) | Théotime Langlois de Swarte (1er juillet) 

Étiquettes : , , , , , Dernière modification: 16 juillet 2023
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