Rédigé par 13 h 09 min CDs & DVDs, Critiques

Through the Looking Glass (Mirrors, Jeanine de Bique, Concerto Köln – Berlin Classics)

“Mirrors”

Carl Heinrich Graun

Cesare e Cleopatra : “Tra le procelle assorto” (Cleopatra, acte I)

 

Georg Friedrich Haendel

Giulio Cesare in Egitto : “Che sento ? Oh Dio ! / Se pietà di me non senti(Cleopatra, acte II n°26 & 27)

Agrippina : L’alma mia fra le tempeste(Agrippina, acte I n°6)

 

Georg Philipp Telemann

Germanicus : “Rimembranza crudel(Agrippina, acte I)

 

Georg Friedrich Haendel

Partenope, HWV 27 : ouverture

Rodelinda, regina de’ Longobardi : “Ritorna, oh caro e dolce moi tesoro(Rodelinda, acte ll n°22)*

 

Carl Heinrich Graun

Rodelinda, regina de’ Longobardi : “L’empio rigor del fato(Rodelinda, acte l)*

 

Georg Friedrich Haendel

Deidamia : “M’hai resa infelice(Deidamia, acte lll)

 

Gennaro Manna

Achille in Sciro « Chi pio dir che rea son io » (Deidamia, acte lll)

 

Leonardo Vinci

Partenope : ouverture

 

Georg Friedrich Haendel

Alcina : “Mi restano le lagrime(Alcina, acte lll n°5)

 

Riccardo Broschi

L’isola d’Alcina : “Mi restano le lagrime(Morgana, acte lll)*

* premier enregistrement discographique 

Jeanine De Bique, soprano

Concerto Köln

Clavecin & Direction Luca Quintavalle

CD Berlin Classics, 67′ 57,  enr. 2021

Miroirs. Pour son premier enregistrement discographique en solo, la soprano originaire de Trinité-et-Tobago  – qu’on avait pu voir à Lille en Rodelinda sous la baguette d’Emmanuelle Haïm, ou encore au TCE en 2018 en Annio dans La Clemenza di Tito très remaniée par Teodor Currentzis et qui est récemment triomphalement revenue dans le rôle titre de la magicienne Alcina au Palais Garnier – a sélectionné avec le musicologue Yannis François des airs de Haendel et ses contemporains pour une mise en regard. Le miroir, c’est tout simplement celui de la confrontation de certains airs composés par Haendel avec les réalisations de ses confrères, sur les mêmes livrets sans cesse remis sur le métier : si la Cleopatra e Cesare de Graun a eu l’honneur d’être assez tôt ressuscitée, qui se souvient de la Deidemia de Gennaro Manna (déjà que celle de Haendel a du mal à se frayer une place au soleil) ou de l’Alcina de Riccardo Broschi ? Mais Yannis François a fait encore plus subtil : il aurait pu simplement aligner, côte à côte, les mêmes scènes ou airs en une comparaison horizontale déjà très intéressante. Mais il a préféré la voie plus complexe, et dramatiquement plus satisfaisante pour la variété du récital de confronter les mêmes héroïnes à des moments psychologiques clé. 

Le disque – support oblige – ne rend justice ni à la présence scénique ni à la projection de l’artiste, en dépit d’un chant de très haute volée, et que l’orchestre du Concerto Köln sensible et miniaturiste manque d’implication dramatique et de mordant, écrin velouté mais trop discret de son impériale soprane.  Celle-ci, jouant sur une vaste palette d’affects, de la galanterie au désespoir, restitue ses airs comme des croquis à  l’expressivité fière, à l’incarnation fiévreuse. L’on admire la prise de risque des da capos virtuose, fluides et très ornés. Que ce soit dans les “tubes” de Giulio Cesare (d’ailleurs le “Piangero” attendu est absent) ou d’Alcina, la chanteuse affiche un timbre ambré, des aigus flûtés très mozartiens, un legato souple, une préférence pour un phrasé élégiaque qui caresse la mélodie avec une rondeur charmeuse.  Jeanine de Bique, c’est une voix, une grande voix. Une voix agile, chaude, enveloppante, souriante même dans sa tristesse, au timbre des graves parfois un brin légers pour certaines incarnations.

D’emblée, le récital s’ouvre sur le fameux “Tra la procelle assorto” de la Cleopatra e Cesare de Graun. L’orchestre se montre vif, mais plus agité que conteur, et l’on retrouvera cette réserve sur son manque de couleurs et de corps, notamment dans les cordes, et une impression de trop grande transparence instrumentale, qu’une prise de son un peu vague dans les graves accroît. Mais revenons à notre Cléo d’Egypte, qui repousse avec dédain les avance d’Arsace. L’éditeur ne nous a guère aidé dans ses notes de programme : rien en français et pas même ni les textes chantés et leur traduction, ni même des indications précises pour les retrouver facilement ailleurs, la liste des plages mentionnant uniquement les actes et même pas les scènes (il y a tout de même un QR code avec du matériel additionnel en ligne). L’indigence éditoriale, notre paresse rédactionnelle et l’ennui qui se dégagerait à résumer à chaque fois le contexte précis des airs nous poussent donc à nous concentrer sur les remarquables incarnations de Jeanine De Bique, sans nous attarder sur chaque contextualisation. Mais revenons à notre Cléo d’Egypte qui éconduit son galant. Si l’orchestre se meut avec une vivacité fine mais sans élégance, la souveraine délivre des doubles croches argentés, et décoche ses acrobaties perlées avec une classe jouissive. Certes, ça et là, on aurait aimé des notes mieux détachées, et un phrasé plus scandé, plus abrupt, mais voilà un personnage qui se dessine sous nos oreilles. En pendant chez Haendel, un passage autrement plus profond, le dramatique “Se piétà di me non senti”, où Cléopâtre frémit devant les complots visant César et leur risque de passer par le glaive des sbires de son demi-frère Ptolémée. La encore, la voix ample, sensible et frémissante, la concentration noble, le souffle d’un phrasé rond charment. Mais la comparaison discographique avec les innombrables consœurs Jennifer Larmore, Magdalena Kozena, Barbara Schlick, Lynne Dawson, voire Danielle De Niese, pour ne citer que des intégrales, conduit à nuancer un peu l’enthousiasme. Car si c’est magnifiquement chanté, ces ornements, ce beau chant, ces aigus stellaires, font étalage d’un savoir-faire exemplaire, mais trop distant, et les enroulages magnifiques du ca capo ne font pas oublier des interprétations parfois moins extraverties, moins virtuoses, mais donc la fragilité sur le fil du rasoir, la douleur constante, émeut davantage.

Retour avec un air vif dans l’Agrippina de la période italienne et un Néron “L’alma mia fra le tempeste” moqueur, qui déçoit par le manque d’interaction moqueuse avec le hautbois obligé (au timbre nasillard mais terne). Et puis, soudain, abruptement, surprenamment, on est pris de court par un air de désespoir lancinant qui nous fait chavirer. On ne l’attendait pas, ce Germanicus de Telemann (dont l’intégrale est à découvrir chez CPO), mais Dieu que c’est beau… On la retrouve cette voix stellaire, noble et large, poignante, nuancée, ce phrasé de tragédienne blessée. Une ouverture roborative de Partenope plus loin (où l’orchestre écrase bruyamment ses graves pour se sentir vivre), Jeanine, sur sa météorale lancée, envoûte de sa Rodelinda superbement caressante “Ritorna, oh caro e dolce moi tesoro” aux aigus à chavirer le Titanic, pulsation de grande, sculpture marbrée de la ligne, refus d’affects trop faciles, aigus presque brisés dans le da capo jeté corps et âme, l’interprétation de la soprano émeut. Contraste total avec l’ “empio rigor del fato” de Graun qui suit, ciselé mais galant, primesautier et à la virtuosité joueuse, dénotant tout de même une superficialité d’artisan de la part du compositeur. Revenons au caro sassone, pour un bref air de Deidemia “M’hai resa infelice” de pas même 4 minutes, et qui est digne des plus grands airs de désespoir de Haendel : là encore tout est dans la voix, car l’orchestre, appui confortable, beau clavecin en fond, ne parvient jamais se hisser au niveau superlatif d’implication de la chanteuse. Nous finirons, éreintés émotionnellement, par le tube d’Alcina, que d’heureux mortels auront apprécié à Garnier : “Mi restano le lagrime”. Sans commentaire, car tout est dit. Enfin, par exception au reste du programme, cette fois le récital donne en miroir le même air – composé antérieurement – extrait de l’Isola d’Alcina de Riccardo Broschi (frère aîné de Farinelli), attribué à la soeur d’Alcina et où l’on retrouve la même lancinante amertume, très proche de l’autre Alcina haendélienne dans sa complainte rêveuse et déçue. Un superbe récital, fait des brisures d’un miroir au mercure aux reflets chaleureux.

 

Viet-Linh NGUYEN

Technique : captation assez neutre voire terne pour l’orchestre, graves un peu bourdonnants, la voix de la soprano bien en avant.

PS : Le CD, comme tous ceux de Berlin Classics, ne comporte hélas qu’une notice en allemand et en anglais, et le texte des airs n’est accessible que par QR code.

Étiquettes : , , , , , , , Dernière modification: 11 février 2022
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