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Droit à mourir (Molière, Le Malade Imaginaire, Comédie-Française – Théâtre des Champs Elysées, 28 décembre 2023)

« La dernière pièce de Molière commence dans les teintes d’une journée finissante. C’est une comédie crépusculaire teintée d’amertume et de mélancolie. » (C. Stratz, metteur en scène)

Le Malade imaginaire dans la mise en scène de Claude Stratz (création 2001) © Vincent Pontet

Claude Stratz | mise en scène (création 2001)
Ezio Toffolutti | scénographie et costumes
Jean-Philippe Roy | lumières
Marc-Olivier Dupin | musique originale
Sophie Mayer | travail chorégraphique
Kuno Schlegelmilch | maquillages, perruques et prothèses

Avec la troupe de la Comédie-Française
Alain Lenglet | Béralde
Coraly Zahonero | Béline
Guillaume Gallienne | Argan
Julie Sicard | Toinette
Christian Hecq (en alternance) | Monsieur Diafoirus / Monsieur Purgon
Christophe Montenez | Cléante
Elissa Alloula | Angélique
Clément Bresson | Thomas Diafoirus / Monsieur Bonnefoy / Monsieur Fleurant

Mathilde Clément, Elisa Cronopol, Eléonore Gattuso Dhion, Alice Javary (en alternance) | Louison

Elodie Fonnard | soprano
Jérôme Billy | ténor
Jean-Jacques L’Anthoën | baryton-basse
Jorris Sauquet | clavecin
Marion Martineau | viole de gambe

Représentation du 28 décembre 2023, Théâtre des Champs-Elysées, Paris.

Madame, 

J’ai été aux Champs-Elysées pour la Noël, voir la nouvelle pièce de Monsieur Molière, ou plutôt l’une de ses reprises. L’on dit que cette mise en scène fut jouée plus de 500 fois, songez-y ! En à peine 20 ans. Faut-il qu’elle plaise au public pour en ressortir si souvent les atours. Et l’on comprend que le regard de M. Claude Stratz est brillant et pénétrant mais si tendre et bien triste. Ce malade imaginaire est tout de même bien malade, il est trompé, abusé, désillusionné. L’admirable décor en trompe l’œil d’Ezio Toffolutti fait planer la décrépitude et le doute sur sa fortune, car cette grande salle, autrefois richement ornée, paraît  en ruine ou en travaux : les baies en sont murées, un badigeon chaulé camoufle le décor coloré à hauteur d’homme. Point de meubles sinon du matériel métallique, qui rappelle le dénuement de l’hôpital ou d’une maison de retraite. Les costumes suggère les XVIIè et XVIIIè siècles mêlés, sans compter un notaire plus tardif, afin de ne pas virer à la reconstitution d’époque.

Le Malade imaginaire dans la mise en scène de Claude Stratz (création 2001) © Christophe Renaud Delage

On baigne dans une atmosphère étrangement irréelle : emplie de décadence, de grotesque. Il y a de l’effrayant, des références à la commedia dell’arte, mais sans son climat léger et enjoué. Comme le metteur en scène l’écrit si bien dans sa note d’intention, il a voulu son Malade crépusculaire, teinté d’amertume et de mélancolie. Il y réussit parfaitement. Sans doute est-ce pour cela que la superbe musique de Monsieur Charpentier, dans sa splendeur (en grands effectifs comme lors de la recréation magnifique de William Christie et Jean-Marie Villégier) comme “avec les défenses” (suite aux manigances de Lully défendant son monopole) a été malheureusement escamotée. Passe encore que l’on ampute le Prologue à la gloire du souverain, servilement déconnecté de l’action. Mais les intermèdes, et notamment la cérémonie finale, auraient apporté un contrepoint opulent et jubilatoire, contrastant avec cette matinée blafarde et solitaire dans laquelle baigne un Argan moins malade qu’abandonné, sauf de sa fille. Les courtes pièces de Marc-Olivier Dupin n’apporte guère que le malaise si ce n’est de temps à autre une once de contrepoint, et le galant badinage entre le “maître de musique” (Cléante travesti) et Angélique tombe complètement à plat. Pourtant avec simplement un clavecin et une viole de gambe, disponibles, l’on aurait pu faire bien des choses suggestives, ne serait-ce qu’un insérant quelques mesures de Monsieur de Sainte-Colombe… 

Représentation du Malade imaginaire, comédie-ballet de Molière et Marc-Antoine Charpentier, le 19 juillet 1674, gravure de Jean Lepautre
Troisième journée des fêtes données par Louis XIV pour célébrer la reconquête de la Franche-Comté © BnF / Gallica

Guillaume Gallienne campe un Argan magnifique, tyrannique et apeuré, enfantin et naïf, soucieux d’attention comme d’autorité, et d’une crédulité à toute épreuve. La diction est claire et tonnante. La vivement effrontée Julie Sicard lui donne la réplique avec brio et fluidité, en servante fidèle, mutine et rusée, à donner le tournis. Face à ce tandem effréné, Coraly Zahonero fait de Béline une hypocrite doucereuse assez monochrome mais tout à fait détestable d’hypocrisie. Elissa Alloula, naturelle mais à la diction trop mâchée, d’une modernité spontanée qui jure parfois avec le reste de l’équipe et la conduit à manger des syllabes (heureusement que le texte est en prose), apporte une fraîcheur innocente de même que son Cléante, un Christophe Montenez à l’accent espagnol (?) hélas un peu plat, de même qu’un Béralde à la projection peu audible (Lenglet). La Faculté ne sort quant à elle point indemne : les médecins ne sont pas seulement incompétents et ridicules, ils sont monstrueux, effroyables, difformes : évocations de vampires, nuit des morts-vivants. Les praticiens de Christian Hecq et Clément Bresson sont vicieux, suave, d’une gravité sinistre ; les maquillages et prothèses particulièrement convaincants. On perd en légèreté ce que l’on gagne en horreur, à l’image de ces compliments tarabiscotés d’un Diafoirius Jr cyclothymique et presque autiste, au débit heurté et violent, démentant la préciosité de ses discours.

 

Je sais Madame, moi qui connaît vos goûts, que vous préfèrerez sans doute un Malade plus proche du Bourgeois Gentilhomme, avec lequel il partage la naïveté enfantine du bourgeois trompé par son entourage, la cérémonie finale, les péripéties familiales, l’emballement burlesque. L’insistance est ici ailleurs. Elle porte sur la peur, la peur de mourir, celle de la solitude, l’obsession d’être aimé. Ce soir-là, ce n’était pas Molière qu’on assassine par cette relecture audacieuse et respectueuse à la fois, d’un apparent classicisme mais à la psychologie fine, d’une intimité délicate ; c’est Argan qui se meurt et vous avez tort de ne pas m’avoir accompagné. Je suis et reste, Madame, &c

 

 

Viet-Linh Nguyen

 

 

Étiquettes : , , , , Dernière modification: 8 janvier 2024
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