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Douceurs (Charpentier, Messe de Mr Mauroy, Le Concert Spirituel, Niquet – Glossa)

La réalisation est absolument splendide, et l’on y retrouve le Concert Spirituel et Hervé Niquet des grands jours. Inspiré, souple, intense et fluide, le chef sait imprimer grandeur et naturel aux masses chorales, sculpte les textures, joue sur les couleurs des timbres instrumentaux, fait jaillir les échappées solistes ça et là.

 

Marc-Antoine Charpentier (1643-1704)
Messe de Monsieur de Mauroy (H.6 – Paris,1691)

Michel Chapuis, grand orgue

Marie-Louise Duthoit, soprano
Claire Gouton, dessus
Serge Goubioud, haute-contre
Pierre Evreux, taille
Christophe Sam, basse

Le Concert Spirituel, chœur et orchestre
Hervé Niquet, direction

Enregistré à l’Abbaye de Saint-Michel en Thiérache en juin 1999, Glossa 2002 reed. 2009.

« Vous aurez sans doute déjà appris les belles histoires qu’a faites M. de Mauroy » 
D’abord, tordons le cou à tous ceux qui nous taxent d’anglicisme pour ce « Mr. Mauroy ». Si de nos jour « Mr. » revient « Mister » et que l’abréviation correcte de « Monsieur » est bien « M. » depuis la 4ème édition du Dictionnaire de l’Académie (1762),  le fameux grammairien et lexicographe Jean-François Féraud (1725-1807), de même que nombres d’ouvrages et de correspondances des XVIIème et XVIIIème siècles usent bien à l’époque de la graphie « Mr. » En prenant un exemple parmi cent, et pour clore un débat bien inutile de sachants ne sachant chasser, nous vous livrons ci-dessous une jolie aquarelle, d’une naïveté colorée, représentant « la Maison de Mr Le Marquis de Lassé, proche de l’Hospice des Incurables. » (actuel Hôpital Laennec hélas désormais confié aux promoteurs immobiliers, à moins qu’il ne s’agisse de l’Hospice des Incurables – Hommes qui est au Couvent des Récollets). Ceci étant dit, comme ledit Marquis n’a absolument rien à voir avec l’enregistrement qui nous préoccupe, le Lecteur – dont nous commençons à abuser de la patience – ne nous en voudra pas de revenir au sujet.

Louis Boudan (16..-17), Veüe de la Maison de Mr le Marquis de Lassé A paris proche des Incurables (détail), vers 1699-1707. Aquarelle, 31,1 x 27,4 cm – Source : Gallica / BnF

L’on sait que Marc-Antoine Charpentier, rival malheureux de Lully, n’eut point de charge à la cour, la maladie l’ayant écarté du concours de la Chapelle Royale de 1683. Cela ne l’empêcha pas d’avoir une carrière prolixe et reconnue, et de composer à la fois pour la chapelle de Mademoiselle de Guise, sa protectrice pendant 18 ans, puis par les Jésuites. Il devint notamment Maître de Musique du Collège Louis-le-Grand puis de l’Eglise Saint-Louis, près de la Bastille. La mort du Grand Lully lui permit de composer une tragédie lyrique unique et incomprise, la puissante Médée (1693). Si l’on connaît désormais bien le Charpentier de David & Jonathas et celui de Médée, celui des grands motets (dont le fameux Te Deum H.146 dont le prélude servit à l’Eurovision), celui des Leçons de ténèbres, il faut savoir gré à Hervé Niquet d’avoir depuis des années arpenter le terrain moins rebattu des œuvres pour effectifs intermédiaires, dont de superbes Vespres à la Vierge (Naxos). 

Cet opus, paru en 2002 initialement, sans aller jusqu’à l’opulence du Grand motet versaillais (mais presque), n’en appartient pas moins à un genre plus pompeux. Certes, même s’il est en-deçà du Motet pour l’Offertoire de la Messe Rouge en termes d’effectifs (motet dont on attend depuis bien longtemps une relecture plus vivifiante que le beau disque de Philippe Herreweghe d’une dévotion qui confine à l’immobilisme), cette Messe de Monsieur de Mauroy n’en est pas moins impressionnante. Elle fut composée vers 1691 pour quatre voix, quatre violons, deux flûtes et deux hautbois, dédiée à Monsieur de Mauroy, dont on se demande duquel il s’agit (sans doute du débauché supérieur des pères de la Mission des Invalides qui dilapida selon la Princesse Palatine les dons pour entretenir des femmes de qualité en bijoux, vêtements et carrosses).

La réalisation est absolument splendide, et l’on y retrouve le Concert Spirituel et Hervé Niquet dans la forme des grands jours. Inspiré, souple, intense et fluide, le chef sait imprimer grandeur et naturel aux masses chorales, sculpte les textures, joue sur les couleurs des timbres instrumentaux, fait jaillir les échappées solistes ça et là. Certes, l’un des deux dessus (Claire Gouton) a l’émission un peu tendue et une pointe d’acidité dans les aigus comparée à sa consœur Marie-Louis Duthoit, élégante et sensible, et à la diction irréprochable, mais c’est sans doute le seul péché véniel qu’on parviendra à relever dans un plateau de solistes impliqués et fusionnels avec Serge Goubioud, haute-contre mesurée et noble, Pierre Evreux et Christophe Sam (taille et basse) stables et profonds.

Jaquette de la réédition de 2009

Que louer en premier ? Dès le Kyrie, on distingue un Concert Spirituel doux et chaleureux, avec ses flûtes à becs coulantes, et un continuo ductile et moiré, avec le basson grainé de Jérémie Papasergio, les théorbes de Caroline Delume et Massimo Moscardo, le violoncelle d’Hilary Metzger (??? là on on espérait une viole) et un positif discret mais attentif tenu par François Saint-Yves. On s’étonne que les trois parties de violon doublées de bois (2 dessus, un haute-contre et une quinte) parviennent à recréer malgré la modestie de leur nombre un équilibre sonore d’une richesse et d’une plénitude remarquables, d’une ferveur ronde. Le chœur du Concert Spirituel, précis et respirant, au contrepoint d’une clarté lunaire, tisse sa toile avec naturel et intelligence, et ne nous lâchera plus, si ce n’est pour laisser les alternances en plain-chant ou les passages où l’organiste « improvisera » avec un Michel Chapuis superlatif.

S’il ne fallait distinguer qu’un mouvement, ce serait le Gloria, lumineux et tendre, avec son Laudamus Te/ Adoramus Te et sa succession de passages choraux et solistes imbriqués avec grâce. Mais comment oublier le sourire spontané de l’Elévation où la partie de dessus déclamée triomphalement est soutenue par un basson bienveillant et bourdonnant (cette prééminence du basson est sans doute un choix du chef et nimbe le mouvement d’un voile délicat), ou encore le Bénedictus répétitif et sa gradation subtile depuis les voix masculines graves jusqu’à l’irruption des voix féminines puis du chœur dans l’Osanna, comme dans une sorte de condensé de grand motet lulliste en miniature culminant avec un Domine Salvum Fac Regem martelé et convaincu, où quelques notes perlées de théorbe apportent un brin de poésie à tant de gloire.

En définitive, voici un enregistrement majeur pour découvrir l’œuvre religieuse de Charpentier, dans une captation de référence sans doute insurpassable. A acquérir d’urgence,  malgré la jaquette de la réédition dont on n’avoue qu’elle conviendrait mieux à un herboriste qu’à ce prêtre galant.

 

Viet-Linh NGUYEN

Étiquettes : , , , , Dernière modification: 9 novembre 2020
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