Jean GILLES (1668-1705)
Domine Deus Meus,
Messe des Morts (1697)
Eugénie Lefebvre, dessus
Clément Debieuvre, haute-contre
Sebastian Monti, taille
David Witczak, basse-taille
Les Folies Françoises
Fabien Armengaud, direction
Les Pages & Chantres du Centre de Musique Baroque de Versailles,
Fabien Armengaud, direction artistique et musicale
1 CD digipack Château de Versailles Spectacles, 2023, 64′
L’Histoire retiendra que la Messe des Morts de Jean Gilles (1668-1705) fut jouée pour la première fois aux obsèques du compositeur. Volonté narcissique de ce dernier d’orchestrer jusqu’à la mise en scène des suites immédiates de son propre trépas ? N’allons pas jusque là et avouons que le rapprochement, bien que non fortuit, ne résulte pas de la volonté initiale de Jean Gilles. Le commanditaire initial de l’œuvre ayant renoncé à la faire donner du fait du trop grand nombre de musiciens qu’elle nécessitait et piqué au vif par cette considération fort peu courtoise pour son œuvre, Jean Gilles cacheta la partition en annexe de son testament, la gardant de fait comme un témoignage posthume de l’ampleur de son talent. Le destin voulu que de constitution fragile, Jean Gilles mourut à un âge fort jeune, pas encore âgé de quarante ans, quelques années seulement après cette décision.
Il y aurait dans la destinée de cette Messe des Morts et de son compositeur matière à mythologie romanesque, à la manière de ce que le cinéma fit avec Amadeus entre Mozart et son propre Requiem. Mais la postérité ne mit pas Mozart et Jean Gilles sur le même piédestal, et l’œuvre de ce dernier connu un écho moindre, du moins au fil du temps, car les premières décennies du dix-huitième siècle firent de cette Messe des Morts une œuvre auréolée et jouée en de grandes occasions, servant notamment lors des funérailles de Rameau en 1764 et de Louis XV en 1774. Comparée à l’époque pour sa magnificence de composition avec le Stabat Mater de Pergolèse, elle partage avec cette dernière d’être une œuvre d’un compositeur dont le talent certain s’accompagne d’une disparition prématurée. Encensée durant le dix-huitième siècle, notamment par Michel Corrette qui en publia la partition avec l’ajout d’un carillon final, l’aura de cette Messe des Morts devait se ternir à compter du dix-neuvième, et ne plus figurer, mis à part pour les exégètes de la musique du début du dix-huitième, parmi les œuvres les citées et reconnues de ce genre musical.
C’est donc en soit à une salutaire remise en lumière (les précédents enregistrements qui ne déméritent pas commencent à dater quoique tous de très haute tenue) de l’œuvre que nous invite Fabien Armengaud pour son premier disque à la tête des Pages et des Chantres du CMBV, enregistrement faisant notamment suite au concert qu’il avait pu donner en la Chapelle Royale de Versailles en décembre 2022 et dont nous nous étions fait l’écho. Un choix tout sauf anodin ou opportuniste pour le chef d’orchestre, qui ne cache pas une admiration ancienne pour l’œuvre sépulcrale de Jean Gilles, profitant des moyens à sa disposition avec le chœur des Pages et Chantres pour en donner la première version avec voix d’enfants, au plus près des effectifs connus lors de la création de l’œuvre et suivant en cela les volontés du compositeur.
Ce Requiem constitue une œuvre dont la splendeur tient avant tout dans le dialogue finement articulé et parfaitement rendu entre l’orchestre et les solistes, qui déploient tour à tour leur majesté au service d’une partition aussi intimiste qu’introspective. Comment en effet ne pas être emporté par le long Introït initial de l’œuvre, solennel et suspendu, véritable marche, funèbre, d’entrée dans le royaume des morts, annonce d’un monde nouveau qui peu à peu s’éclaire sous le croisement des voix solistes, lumineuses, comme un chant d’espérance. Le mouvement initial très expressif, caractéristique des qualités de mélodiste de Jean Gilles trouve un équilibre subtil entre un texte clairvoyant et une ligne musicale souple et mélodieuse du plus bel effet que les Folies Françoises soutiennent avec complicité et finesse.
Le premier moment de grâce qui est loin d’être le seul d’une œuvre qui se caractérise aussi par sa capacité nous emmener sur des formes de compositions des plus variées avec naturel, sans rupture formelle. Après un Kyrie épuré, réduit à sa plus simple expression, emplit d’une modestie qui sied à l’œuvre, où l’on soulignera l’ample et majestueuse beauté du chœur, l’Offertoire réserve lui aussi des moments parmi les plus exquis de l’œuvre, à l’exemple de l’Agnus Dei, plaintif, belle alternance entre soliste et chœur, constituant l’un des sommets émotifs d’une œuvre touchée par la grâce, dont le Requiem Aeternam conclusif résonne comme une mise au tombeau où se mêlent en un chœur éploré les différentes voix dans une très belle symbiose.
Ombre et lumières semblent toujours alterner dans cette œuvre où, au-delà des qualités habituelles d’enregistrement des productions du Château de Versailles (le relief des chœurs est particulièrement bien rendu dans l’enregistrement), se révèlent aussi une distribution des plus cohérentes, Eugénie Lefebvre assurant la partition de dessus, David Witczak une basse-taille particulièrement émouvante et sensible malgré l’émission un peu large, une distribution soliste complétée par Sebastian Monti (taille) et Clément Debieuvre (haute-contre), eux aussi collaborateurs réguliers des productions du Château de Versailles et que nous retrouvions déjà lors du concert.
En complément de programme à cette Messe des Morts, et pour tout dire la précédent, le motet Domine Deus Meus, enregistré pour la première fois, apporte un éclairage complémentaire sur le style de Jean Gilles. Alternant récits pour voix solistes, trio (à l’exemple du court mais parfaitement équilibré Judica me, Domine, secundum justitiam meam), quatuor (Justum adjutorium meum et Domino) et chœur, il dénote là encore une belle harmonie, un sens du récit et du rythme agrémenté d’une partition une fois de plus parfaitement équilibrée, parfois champêtre, qui font, comme le souligne dans le livret Fabien Armengaud, regretter que la brièveté de l’existence de Jean Gilles ne lui ai laissée le temps d’aborder un répertoire lyrique dans lequel ses talents de composition auraient sans aucun doute trouvé un champ d’expression parfaitement à sa mesure.
L’œuvre de Jean Gilles, et notamment sa Messe des Morts, firent déjà l’objet d’enregistrements, de la part notamment de Philippe Herreweghe (Harmonia Mundi, 1990, avec notamment Véronique Gens), Hervé Niquet (Adda, 1989) et Jean-Marc Andrieu (Ligia Digital, 2008, voir à cette occasion l’entretien qu’il nous avait accordé). Fabien Armengaud et les Folies Françoises font plus que de poser un jalon supplémentaire au sein d’une discographie qui à défaut d’être pléthorique, dépasse le stade de l’anecdotique. Ils offrent une version parfaitement lumineuse d’une œuvre qui retrouve là à la fois toute son authenticité, sa chaleur et son éclat pour s’affirmer comme l’une des partitions les plus remarquables de la musique religieuse française du début du dix-huitième siècle. A découvrir ou redécouvrir sans attendre !
Pierre-Damien HOUVILLE
Technique : captation dynamique et avec un excellent rendu des chœurs.
Étiquettes : Armangaud Fabien, Château de Versailles Spectacles, Debieuvre Clément, Jean Gilles, Lefebvre Eugénie, Les Folies Françoises, Monti Sebastian, Muse : or, musique religieuse, Pages et Chantres du CMBV, Pierre-Damien Houville, Witczak David Dernière modification: 25 mai 2024