Rédigé par 12 h 42 min Concerts, Critiques

Carnet de Festival : persuasion ǀ Gabrieli, Monteverdi, Rossi, D’India, De Rore – La Capriola, Les Cris de Paris (Ambronay, 29 septembre 2024)

Cliché Muse Baroque, 2024

Une matinée pluvieuse n’empêche pas un doux réveil, et c’est toujours avec une nostalgie diffuse que l’on quitte le logis de l’Abbaye, une fois l’éphémère parenthèse musicale conclue. Restent encore une plongée dans les derniers éclats de la Renaissance, pour un dimanche exigeant qui montre l’ambition du festival. 

La Capriola @ Bertrand Pichène / Festival d’Ambronay

“Cappella Marciana”
œuvres de Gabrieli, Monteverdi, D’India, Willaert, De Rore, Bassano, et alii.

Ensemble La Capriola :
Manon Papasergio, violon basse et harpe triple
Dorine Lepeltier-Kovács, violon tenor et basse

Charlotte Gerbitz, violon, alto
Camille Fritsch, voix (mezzo ?)

Salle Monteverdi 11h00

Place aux jeunes, et les matins leurs appartiennent. En salle Monteverdi, on se plaît à retrouver Manon Papasergio à la harpe comme au violon basse, cette fois-ci entourée de 3 camarades du CNSM de Lyon, qui forment l’Ensemble La Capriola. On est familiers des innombrables consorts de violes. On l’est moins de leurs équivalents aux violons, qui pourtant existaient aussi dans toutes les tessitures mais étaient moins aristocratiques. Le programme est construit autour d’œuvres des organistes et maîtres de chapelle de la Basilique Saint Marc de Venise. Autant dire que les pièces ont admirables, et l’exécution ne l’est pas moins, conjuguant – malgré l’absence des textes chantés du livret – l’incarnation tour à tour ironique ou rieuse d’une Camille Fritsch très en verve, qui a mis un peu de temps à s’échauffer mais dont le timbre chaleureux et corsé, allié à une maîtrise précise des ornements à des parties instrumentales d’une belle lisibilité, en particulier la basse de Manon Papasergio et le ténor de  Dorine Lepeltier-Kovács.

@ Muse Baroque, 2024

Mais La Capriola fait son miel en variant les textures et les combinaisons, notamment dans la première partie du consort. On savourera les accords nuagés de Manon Papasegio dans l’Intonazione del primo tono de Gabrieli, le chant souple et vif accompagné de harpe, violons et alto dans “Joyssance vous donneray” de Willaert. L’absence de théorbe/luth et clavecin confère à l’équilibre sonore une dimension plus légère, souvent tirée vers le médium et mettant très en valeur le chant. les nombreuses variations et diminutions sur le “tube” de Ciipriano De Rore “Ancor che col partire” par Gabrieli et Bassano sont interprétés avec une virtuosité aisée, et les musiciennes déroulent leur plongée dans le début de siècle, de Grand Siècle, avec une spontanéité colorée et théâtrale. L’ “Altro che lagrimar” de Dalla Viola, d’une mélancolie grainée, sait rappeler que les musiciennes peuvent varier les affects, même si le concert se termine avec mordant sur un “Cingari simo” de Willaert, une charmante chanson à boire issue des Canzone villanesche alla napolitana (1545). Avec de telles entraîneuses, on vide sa coupe avec délectation.

Les Cris de Paris @ Bertrand Pichène / Festival d’Ambronay

“Strania Harmonia”
Madrigaux de Nicola Vicentino, Luzzasco Luzzaschi, Luca Marenzio, Pomponio Nenna, Carlo Gesualdo, Scipione Lacorcia, Sigismondo d’India, Michelangelo Rossi…,
Vincentino Oo en création mondiale de Francesca Verunelli (co-commande du CCR)

Les Cris de Paris
Direction  Geoffroy Jourdain

Abbatiale, 17h00

On passera pudiquement sur le concert de 15h00, “Oyat / Arbres de vie” de Canticum Novum dirigé par Emmanuel Bardon qu’on a connu tellement plus inspiré dans Shiruku, Alep ou Aashenayi, autant de subtiles invitations au voyage et au dialogue avec l’autre… Ce spectacle, sorte de pot-pourri commémoratif, sonorisé, avec immixtion de vidéos, de dispositifs électroacoustique, et d’un conte un peu maigre, ne convainc guère et s’avère à la fois fragmenté et terne. Passons, passons…

Nous revoici dans l’abbatiale pour la conclusion de notre séjour musical. Les Cris de Paris ont conçu un diptyque, d’une part des madrigaux de la fin de la Renaissance, d’une audace extraordinaire. De l’autre, une création contemporaine de Francesca Verunelli (née en 79), inspirée par la division de l’octave en davantage que les 12 tempérament égaux, ici 31 intervalles, en hommage à Nicola Vicentino, théoricien de la musique et compositeur visionnaire de la Renaissance cherchant à réconcilier les genres musicaux de la Grèce antique et la pratique musicale de la Renaissance. On ne chroniquera pas le résultat étrange, viscéral et peu musical, pleins de frottements et de cris, et nécessite que les chanteurs reproduisent à l’aide de casques Bluetooth “des échelles de hauteurs inhabituelles”. 

Mais revenons aux essais de Vincentino et de ses contemporains, qui ont recherché à recréer la musique enharmonique de l’Antiquité : chacun connaît les dissonances de Gesualdo, prince maudit (mais le “S’io non miro” pâtit d’un ténor à ‘l’émission trop large et opératique, tandis que le “Moro lasso” est superbement interprété avec une pureté troublante). Mais Geoffroy Jourdain a également convoqué le ban et l’arrière-ban de compositeurs et Les Cris de Paris savent émouvoir et troubler par la finesse du contrepoint, l’épure marbrée des pupitres, la surprise permanente, la précision des départs, la complexité tonale et chromatique. On est ainsi étonnés – au sens premier du terme – des prouesses expérimentales d’un Sigismondo d’India dont on goûtait des madrigaux plus traditionnels, plus équilibrés, plus montéverdiens. Ici, “Strana armonia d’amore” déroute dans son écriture ourlée. Même ébahissement devant les aigus perçants et les entrées fuguées du “Per non mi di” de Rossi.

Geoffroy Jourdain @ Bertrand Pichène / Festival d’Ambronay

Fallait-il vraiment introduire harpes et violes (mais pas de luth ni de clavecin ou d’orgue), varier à ce point les effectifs des 12 chanteurs à des sous-ensembles  selon les madrigaux ? Nos n’en sommes pas si sûrs. Cela permet certes une approche plus diverse, mais le “Musica prisca” de Vicentino, en trop grand effectif, perd de son intensité dramatique. On lui préfèrera la subtile gradation chromatique de “Madonna il poco dolce”, ou le magnifique et précurseur “Ecco mia dolore” de Pomponio Nenna, d’une puissance et d’une intimité rares. Cette plongée dans la Renaissance innovante et humaniste, cherchant à retrouver le chemin antique par des audaces devant lesquelles on demeure encore pantois avec nos oreilles du XXIème siècle, se termine avec douleur dans le “Moribondo mio pianto” de Rossi, a capella, démontrant de manière plus qu’éclatante ce que le chef nous avait promis : “des œuvres qui nous appartiennent aujourd’hui, pas des reliques du passé”. Pari tenu. 

 

 

Viet-Linh Nguyen

Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , Dernière modification: 30 octobre 2024
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