Rédigé par 15 h 10 min CDs & DVDs, Critiques

« Aussi l’ai-je tenté, mais tentative nulle Ce… nouveau-né, Madame, est un petit… Hercule. » (Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, III, 7)

Après la magistrale biographie de Benoît Dratwicki consacrée à Antoine Dauvergne, compositeur et dirigeant incontournable de l’Académie Royale de Musique dans la seconde moitié du XVIIIème siècle, nous étions quelque peu impatients de connaître de plus près son oeuvre, tombée dans l’oubli scénique et discographique.

Antoine DAUVERGNE (1713 – 1797) 

Hercule mourant (1761)

Tragédie lyrique en cinq actes, livret de Jean-François Marmontel, d’après une tragédie de Jean de Rotrou (1634)

Andrew Foster-Williams (Hercule), Véronique Gens (Déjanire), Emiliano Gonzalez-Toro (Hilus), Edwin Crossley-Mercer (Philoctète), Julie Fuchs (Iole), Jaël Azzaretti (Dircé, une Thessalienne, une captive), Alain Buet (La Jalousie, Jupiter), Jennifer Borghi (Junon), Romain Champion (Le Grand Prêtre de Jupiter, un Thessalien)

Les Chantres du Centre de Musique Baroque de Versailles
Les Talens Lyriques
Direction et clavecin : Christophe Rousset

138′ 28, 2 CDs. Aparté. 2012, concert enregistré à l’Opéra Royal de Versailles le 19 novembre 2011. [clear]

Après la magistrale biographie de Benoît Dratwicki consacrée à Antoine Dauvergne, compositeur et dirigeant incontournable de l’Académie Royale de Musique dans la seconde moitié du XVIIIème siècle, nous étions quelque peu impatients de connaître de plus près son oeuvre, tombée dans l’oubli scénique et discographique. Fort heureusement, de récentes initiatives du Centre de Musique Baroque de Versailles sont venues combler au moins partiellement) ce vide. Après Les Troqueurs (Harmonia Mundi), et La Vénitienne (Ricarcar), voici un nouvel enregistrement d’une œuvre de ce compositeur avec l’Hercule mourant. Certes les (bienheureux !) aficionados de l’Opéra Royal de Versailles avaient pu juger sur pièces dès 2011. Mais l’enregistrement de la représentation du 19 novembre permet désormais à l’ensemble des amateurs de musique baroque d’approcher cette œuvre. Nous préférons en effet le terme d’approche à celui d’une complète appréciation. Car l’on sent bien, à l’écoute de cet enregistrement, combien l’aspect scénique qui avait marqué les contemporains constitue un élément essentiel de cet opéra, dont les nombreuses parties orchestrales servaient de support à des chorégraphies, ou à ce que l’on ne nommait pas encore des « effets spéciaux » (les « machines »). Or il convient de constater que, privé de cette dimension scénique, le ressort dramatique du livret apparaît quelque peu retardé, voire contrarié par cette succession d’intermèdes purement orchestraux, qui ralentissent le cours de l’action aux moments les plus cruciaux.

Cette impression est amplifiée par l’absence d’airs saillants qui pourraient retenir l’attention de l’auditeur. La ligne mélodique est au contraire très homogène, qui donne un fort sentiment de continuité, et si l’orchestration est particulièrement dense par rapport à une formation baroque « classique » (plus resserrée) elle se démarque assez peu entre les parties chantées et les chorégraphies, à la différence par exemple des compositions de Rameau, qui nous sont plus familières. Sur ce plan, elle illustre parfaitement les mutations musicales profondes qui ont marqué la création lyrique française, confrontée en cette seconde moitié du XVIIIème siècle à la concurrence pressante du répertoire italien (la Querelle des Bouffons n’est pas loin…) et à l’enrichissement progressif de l’orchestre par de nouveaux instruments qui en élargissent les perspectives musicales.

Comme Haendel dans son oratorio éponyme (Hercules, 1745), Dauvergne s’attache à la fin de l’existence du héros. A l’acte I, Déjanire, agitée de craintes mortelles, attend en Thessalie le retour d’Hercule. Son fils Hilus, qu’elle a envoyé au devant de son père, annonce le retour triomphal de celui-ci. Parmi les captifs qui l’accompagnent se trouve une jeune inconnue, Iole, dont Hilus tombe aussitôt amoureux. Le peuple de Thessalie vient féliciter Déjanire. Mais Junon ne peut se résoudre à la joie des Héraclides : elle pousse la Jalousie à servir sa haine. A l’acte II Hilus indique à Iole qu’il a percé le secret de sa naissance royale, et lui déclare son amour. Mais celle-ci lui apprend qu’Hercule est également amoureux d’elle, et qu’il projette de l’épouser après avoir répudié Déjanire. Iole et Hilus se séparent, accablés de douleur. De son côté Déjanire est enchantée de la splendide fête que lui offre Hercule. Elle reçoit avec bonté celle qu’elle ne soupçonne pas d’être sa rivale, mais Iole la supplie de la laisser s’éloigner. Sur son refus, sa confidente Dircé lui apprend l’infidélité d’Hercule pour Iole. Déjanire, hors d’elle, cède alors au conseil de Dircé : offrir à Hercule le philtre amoureux que le centaure Nessus lui a laissé avant de mourir. L’acte III se tient aux environs d’Olympie : Hercule y préside des jeux en l’honneur de Jupiter. Hilus vient lui présenter, avec les voeux de Déjanire, une tunique tâchée du sang de Nessus. Touché par cette tendresse et encouragé par son ami Philoctète, Hercule se prépare à renoncer à Iole au profit de son fils. Afin de préparer la cérémonie finale en l’honneur de Jupiter, il revêt la tunique offerte par Déjanire. L’acte IV se déroule à Trachine dans le vestibule du temple de Jupiter. Déjanire pénètre éperdue dans le temple : elle a vu s’enflammer le sang de Nessus. La Furie traverse les airs sur un dragon (!) pour annoncer le danger qui menace Hercule. Déjanire appelle Jupiter au secours de son fils. Les prêtres, et les femmes de Déjanire paraissent. Au moment du sacrifice, le tonnerre gronde, et le temple est ébranlé. Les prêtres y entrent et en ferment l’entrée à Déjanire. Celle-ci voit arriver Hilus, qui lui reproche son crime. Déjanire se prépare alors à sauver son époux, y compris en se sacrifiant. L’acte V se déroule au sommet du mont Oeta. Les compagnons d’Hercule sont rassemblés autour d’un bûcher qu’ils viennent d’élever, et sur lequel se traîne le héros, épuisé de douleur. Il demande à son ami Philoctète de lui donner la mort, mais celui-ci l’encourage à rester en vie. Hercule est désespéré par ce qu’il croît être la trahison de son épouse. Hilus vient expliquer la conduite de sa mère, puis les femmes de Déjanire annoncent que celle-ci s’est donné la mort. Hercule unit alors son fils à Iole, et se traîne sur le bûcher. Il demande à son fils d’accomplir sa dernière volonté, et d’allumer le bûcher. Tandis qu’Hilus hésite, la foudre embrase le bûcher. Hercule s’y jette en rendant grâce à son père Jupiter. Il paraît s’y consumer aussitôt. Jupiter apparaît alors, entouré de sa cour céleste : le bûcher se charge en un char transportant un Hercule triomphant jusqu’au trône de son père, aux côtés duquel il prend place au rang des dieux.

A la tête des Talens Lyriques, Christophe Rousset traduit avec verve et expressivité le caractère raffiné de la partition, tout particulièrement dans les nombreuses parties orchestrales qui jalonnent le drame. On peut citer en particulier les danses puis le ballet final de l’acte II, ou la symphonie des Jeux, rehaussée de trompettes sonnantes, à l’acte III. Au dernier acte, l’intermède de la foudre et de l’apparition de Jupiter s’avère dramatiquement très efficace. La dynamique orchestrale structure puissamment la ligne de chant, qu’il s’agisse des nombreux chœurs ou des passages solistes, sans jamais éclipser celle-ci.

Du côté des interprètes, et malgré la difficulté inhérente à une représentation de concert, l’expressivité est de mise. Véronique Gens campe une Déjanire empreinte de majesté, digne malgré les trahisons de son mari, et bouleversée quand elle comprend qu’elle a été l’instrument de la vengeance de Nessus. Son timbre cuivré se pare au quatrième acte de superbes accents dramatiques (« Juge du coup mortel » puis « Ministres des autels »). Face à elle, la Iole de Julie Fuchs possède un précieux timbre nacré qui traduit bien la fragilité du personnage, princesse réduite à la captivité, désirée par le vainqueur de son père et amoureuse du fils de celui-ci, qui se sent impuissante face au destin qui l’accable. Ses rares airs distillent de superbes ornements crsitallins (notamment « Quelle voix suspend mes alarmes ? » au début du second acte). Jaël Azzaretti brille de son côté dans les différents rôles qu’elle incarne, à travers de nombreux airs dont elle se joue avec une technique éprouvée (magnifiques ornements du « Triomphe aimable » de la Thessalienne au premier acte, les trois airs de la captive au second acte, rehaussés de son timbre cristallin). Son incarnation de Dircé prend une couleur plus sourde, plus adaptée aux  récitatifs échangés par la confidente avec sa maîtresse. La Junon de Jennifer Borghi a un rôle très réduit, qui permet seulement d’entrevoir son timbre cuivré légèrement acide, face à la basse profonde d’Alain Buet en Jalousie, au final du premier acte.

Au chapitre masculin, les débuts d’Andrew Foster-Williams au début du troisième acte sont marqués par de légères hésitations du timbre, que la belle ampleur de la voix ne parvient pas totalement à masquer (« Trompeuse image de ma gloire »). Mais c’est d’un timbre parfaitement assuré qu’il enchaîne son « Arbitre des destins » destiné au temple de Jupiter, puis conclut magnifiquement l’acte sur « La verrtu dans mon coeur ». Au dernier acte, retenons évidemment son grand air « Que dis-je ? Arrête, éloigne-toi ! », où il exprime avec vigueur le désespoir de ses dernières volontés. De son côté Emiliano Gonzalez-Toro conserve sans peine le velouté de son timbre dans le difficile exercice la déclamation lyrique française. Emouvant dans les récitatifs, il brille également dans les airs (« De l’amour le plus tendre », au second acte, et le dramatique « Couvert de la robe fatale » au dernier acte). Dans le rôle secondaire du Thessalien, Romain Champion égaie de son timbre clair et chaleureux les jeux en l’honneur de Jupiter (acte III) : son air « Amour, amour, vole » est ensuite repris par un chœur que sa voix puissante domine sans peine, pour le plus grand plaisir de nos oreilles. Essentiellement cantonné à des récitatifs, le Philoctète d’Edwin Crossley-Mercer parvient néanmoins à nous régaler de la belle ampleur de son timbre grave. Notons enfin des chœurs dynamiques et équilibrés, à l’effet dramatique particulièrement efficace dans le cinquième acte, après nous avoir régalés de leur légèreté au troisième.

Côté présentation, malgré une pochette resserrée (deux disques dans le même boitier), un étui cartonné accueille également le livret, avec les paroles françaises et leur traduction en anglais, et une notice évidemment fort bien documentée de Benoît Dratwicki, qui nous livre notamment les commentaires des contemporains. Alors faut-il conclure, comme des critiques acerbes de l’époque, « qu’il faut jeter tout l’opéra dans le bûcher du cinquième acte », ou « qu’Hercule mourant est Hercule mort » ? Après deux siècles et demi d’oubli, cette résurrection bienvenue et de haute qualité a le mérite de permettre à chacun de se faire sa propre opinion. Elle offre un témoignage précieux sur l’évolution de la tragédie lyrique française au XVIIIème siècle, quelque part entre la mort de Rameau et la révolution apportée une quinzaine d’années plus tard par le chevalier Glück.

Bruno Maury

Technique : prise de son correcte pour une captation publique mais manquant un peu de dynamique.

Étiquettes : , , , , , , , Dernière modification: 21 juillet 2020
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