Jean-Philippe RAMEAU (1683-1764)
Naïs
Livret de Louis de Cahusac
Mireille Delunsch, Naïs
Jean-Paul Fouchécourt, Neptune
Mathias Vidal, Astérion
Arnaud Marzorati, Télénus
Alain Buet, Jupiter (prologue), Tirésie
Dorothée Leclair, Flore (prologue), une bergère
Matthieu Heim, Pluton (prologue), Palémon
La Simphonie et le Chœur du Marais
Direction Hugo Reyne
Musiques à la Chabotterie, 2012. Enregistré en concert à la Cité de la Musique le 6 avril 2011.
Disponible uniquement en téléchargement légal, avec un livret et des notes de programme complètes
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Enregistrer en concert une œuvre telle que Naïs est un pari bien risqué. La partition est hérissé de difficultés pour toutes les parties — aussi bien pour les solistes que pour l’orchestre et le chœur — et le livret est, disons-le, aussi inintéressant que possible. Non seulement la situation est quelconque et l’issue prévisible — Neptune aime Naïs qui ne sait pas que c’est à Neptune qu’elle a affaire —, mais de plus la façon même dont l’opéra se terminera est connue d’avance : Neptune parvenu à se faire aimer pour lui-même se découvrira à l’aimable qui saura alors qu’elle est aimée d’un dieu et qu’elle a bien fait de rebuter ses deux autres prétendants — lesquels sont engloutis dans les flots sans autre forme de procès au milieu de l’acte III. Oui, l’acte III, car il faut bien trois actes et plus de deux heures pour délayer cette piteuse absence d’intrigue.
Il faudrait un miracle pour rendre tout cela intéressant, et nous voilà dans un cas où les danses et les divertissements sont bien la seule chose qui intéresse. Faut-il s’en étonner ? Rameau « était un homme dur (…). Dans ses ouvrages, il n’a jamais regardé que lui directement, et non le but où l’opéra doit tendre. Il voulait faire de la musique et pour cet effet, il a tout mis en ballets, en danses et en airs de violon ; il a tout mis en ports de mer ; il ne pouvait souffrir les scènes », nous dit Charles Collé qui a travaillé avec Rameau pour Daphnis et Églé. « Tous ceux qui ont travaillé avec lui étaient obligés d’étrangler leurs sujets, de manquer leurs poèmes, de les défigurer afin de lui amener des divertissements : il ne voulait que de cela. Il brusquait les auteurs à un point qu’un galant homme ne pouvait pas soutenir de travailler une seconde fois avec lui. Il n’y a eu que le Cahusac qui y ait tenu. Il [Rameau] en avait fait une espèce de valet de chambre parolier ; la bassesse d’âme de ce dernier l’avait plié à tout ce qu’il avait voulu. »
Si Hugo Reyne, dans l’interview qui accompagne cet enregistrement, est plein d’indulgence vis-à-vis du librettiste et de son livret qui « servent » la musique, on nous permettra de n’être pas de cet avis. Les « scènes », c’est-à-dire celles qui voient se dérouler l’action, sont de véritables tunnels.
Il faut dire que les deux principaux protagonistes, Neptune et Naïs, ont été confiés à des chanteurs qui semblent ne pas y mettre beaucoup de cœur. Mireille Delunsch et Jean-Paul Fouchécourt s’alanguissent souvent, alors qu’il faudrait mettre bien de la vivacité pour rendre ces « scènes »… vivantes, simplement. Tous deux se tirent honorablement de la partition, malgré des timbres marqués de leur ancienneté dans le métier, mais semblent s’ennuyer un peu. C’est particulièrement vrai de Mireille Delunsch, qui vocalise aléatoirement, avec plus (son air d’entrée) ou moins (« Tendres oiseaux ») de bonheur et dont le timbre est parfois acide, voire même désagréable ; le chant se fait affecté ; à tous moments on a l’impression d’une interprète qui n’a absolument rien à dire dans cette musique ni dans ce rôle. Compréhensible, vu la profondeur que ne lui donne pas Cahusac, mais dommage tout de même.
Jean-Paul Fouchécourt s’en tire à peine mieux. Si elle est tendre, la voix est peu héroïque et l’on peine à s’imaginer un amant enflammé. Il se tire du moins sans accroc de ses « notes ». Mais comme sa collègue, il a tendance à s’alanguir… et l’auditeur avec.
À côté d’eux, les interventions de Mathias Vidal et d’Arnaud Marzorati, les deux rivaux de Neptune, sont une véritable bouffée d’oxygène. Dès son entrée, Arnaud Marzorati campe un personnage un peu ridicule mais nettement caractérisée. Il en va de même de Mathias Vidal, qui tout entier semble respirer la passion. Tous deux font preuve d’une excellente maîtrise technique autant que d’un timbre somptueux qui les font regretter quand on ne les entend pas.
Alain Buet prête son sens du théâtre à Jupiter dans le prologue avec une autorité rassurante, et dans l’opéra à Tirésie avec bonhommie. Le frère du roi des dieux est confié à la basse sombre de Matthieu Heim qui s’en acquitte également avec les honneurs — quelle présence, pour un si petit rôle ! Dorothée Leclair, enfin, se voit offerts deux petits rôles de divertissements : Flore et une bergère. La vocalisation est animée et vivante, le timbre agréable, mais le vibrato parfois un peu envahissant.
Le chœur est très sollicité et n’a peut-être pas bénéficié de toute la préparation nécessaire. Il est souvent brouillon, en particulier dans les passages rapides. Malgré son enthousiasme, il manque de précision.
Si les « scènes » sont ennuyeuses — le continuo est réduit, aussi, à son minimum, ce qui n’aide pas —, l’écriture orchestrale est pleine de richesses, et la Simphonie du Marais s’y trouve plutôt à son aise. Si l’orchestre est parfois laissé trop en retrait dans les passages chantés — où l’écriture est tout aussi riche qu’ailleurs —, il arbore un son rond et se tire avec les honneurs des difficultés de la partition. Les danses sont bien souvent les moments les plus agréables et même réjouissants de l’enregistrement. Il faut dire qu’Hugo Reyne ne cherche pas à tout prix à faire œuvre d’originalité. Sa direction est rigoureuse, les tempi sont bien tenus — on est loin du rubato de Jordi Savall dans les extraits qu’il proposait dans un récent disque de « suites pour orchestre » de Rameau ! En restant près de la partition, Hugo Reyne laisse la musique faire ce qu’elle fait le mieux : chanter et danser. De plus, il est l’un des seuls se conformer à ce que nous savons de la pratique à l’Académie royale de musique : faire taire le continuo pendant les danses, leur donnant ainsi une couleur propre.
Voilà donc un enregistrement bien inégal pour une œuvre qui l’est tout autant. Le texte et le continuo auraient mérité davantage d’attention. Les rôles principaux, davantage d’enthousiasme. Cette Naïs, certes, sans être définitive, effacera aisément celle de McGegan (Harmonia Mundi). On la réservera néanmoins aux plus fervents admirateurs de Rameau.
Loïc Chahine
Technique : captation de bonne qualité pour un enregistrement de concert.