LA TETE
Elle
est là, immense, ronde, vautrée, effondrée, avachie dans la torpeur moite. A
dextre et senestre, deux excroissances touffues, branchages amazoniens
égarés et blanchis tentent de se réconcilier de part à d’autre d’un
no-man’s-land luisant dans la pénombre. De temps à autre, un balancement
satisfait, irrégulier, un peu lourd, digne du navire qui gîte. Et cette
présence large, couvrante, murale qui sépare l’esprit de la matière, Tristan
d’Yseut, l’ouïe de la vue commence à vous embarrasser. Elle gêne par son
emplacement maléfiquement choisi, juste à l’avant-garde, en guise de
parapet. Elle gêne par les effluves jadis capiteuses et à présent fanées qui
traduisent l’âge du capitaine. Elle gêne par son existence même, offense à
votre plaisir. Le stoïcisme et la patience n’y résistent pas, car elle vous
sape, lentement, de mesure en mesure, d’air en récitatif, d’acte en acte,
vous hante jusqu’aux rappels. Elle est là, et c’est son crime d’oblongue
capsule si humaine et pourtant si haïssable, anonyme dans son ovale sans
visage, son ellipse sans relief, protégée jusques au col par un dossier
écarlate.
Vous
l’apercevez, se dandinant de manière obscène lorsque les sons qu’elle capte
lui plaisent. De temps à autre, sa lassitude vous profite, car elle tend à
se recroqueviller, presque à disparaître dans les entrailles moirées d’une
soierie trop accueillante. Quand elle s’ennuie, elle oblique prestement,
comme honteuse, vers ses consœurs qui l’encadrent, infamante escorte d’un
inattendu limès qui vous rejette du côté des barbares. Vous tentez de vous
rehaussez, moralement comme physiquement, afin de surmonter l’obstacle, mais
l’édifice tient autant du rempart que du clocher, solide, imposant,
vertigineux. Alors ne subsiste que la résignation et le désespoir d’être
perdu, immobile, aveuglé par la créature, forcé d’user d’une faculté trop
peu réquisitionnée en cette époque qui est celle de l’imagination et du
rêve, forcé d’éponger sa hargne et d’élimer le fil de l’épée face à ce
menhir dressé en guise de pierre tombale de votre soirée, à l’épitaphe
brève : « Voici où finit la grandeur ».
Vous
contemplez avec envie vos compagnons latéraux, qui jouissent paisiblement
d’une trouée vers la ligne bleue du cercle qui s’agite, là-bas, si proche et
si lointain, s’escrimant à l’hermétique lecture de boules noires agrafées
sur des grillages. Vous étendez vos jambes, dans l’espoir de mesquinement
faire remarquer votre douleur à l’infâme qui vous précède, vous supplante,
vous spolie. Vous compulsez frénétiquement le gros cahier qu’on vous a remis
et qui comporte l’apparat critique de ce que vous voudriez goûter avec une
sérénité moins troublée. Mais le mystère de la pénombre demeure entier,
impénétrable, infranchissable, insurmontable.
Alors, il ne vous reste que deux voies : celle de l’issue, lâche débâcle qui
laisse un arrière-goût amer d’inachevé. Celle dite de la Juditha
Triumphans, que vous répugnez à utiliser du fait de sa sanglante
résolution. Et vous restez les pensées perchées sur cette fourche, oubliant
peu à peu l’objet du désir, serrant avec nervosité les revers de votre
veste, pestant intérieurement contre cet importun si grand qui occupe le
siège au-devant du vôtre et vous empêche de savourer ce concert si attendu.
Ah, si vous étiez Judith…