LA CHALEUR
C'était une bien mauvaise
idée que celle-là. Transporter un orchestre baroque vieillissant sur les
rives verdoyantes et nourricières du Nil, revivre la magie des années 30 et
des meurtres en nœud papillon, porter haut l'étendard de la culture
hexagonale à l'invitation de l'Ambassade cairote avait de quoi séduire - de
prime abord. William Nikehrewki n'avait pas hésité un seul battement d'ailes
de papillon, répondant comme le seul homme qu'il était que les Musiciens de
la Fontaine rugissante feraient le déplacement. Mais, à la suite d'un
calamiteux périple aérien où le pilote semblait confondre trajectoire
sportive et professionnalisme, d'un dîner d'accueil qui n'avait pas laissé
les estomacs des musiciens indemnes, et d'une chambre d'hôtel à l'isolation
défectueuse laissant passer les borborygmes d'un voisin insomniaque, le chef
commençait à douter du succès de la représentation du lendemain. Il balaya
ses doutes d'un auguste revers de robe de chambre damassée, et pria Horus,
Isis, et Râ de faire en sorte que l'assistance apprécie son programme autour
de l'écriture homophonique des chœurs de Lully.
L'unique répétition se tint
dans la salle de banquet de l'hôtel, au décor rappelant dans des tons fluos
les décors des tombes de la XIXème dynastie. La phalange, bien que fatiguée
par le voyage et par des séances intensives d'achat de statuettes d'Horus
auprès du tailleur de pierre local, fit preuve de ce que les critiques
pompeux auraient pu qualifier de "complicité souriante où l'aimable
spontanéité le disputait au naturel de la diction". Rassuré par ses fidèles
légions, William le Conquérant se décida à sombrer dans une sieste méritée,
devant son petit écran télévisé où passait en boucle sur une chaîne d'Etat
un documentaire mal doublé sur le sauvetage des temples nubiens par l'UNESCO
devant la modification du trajet du Nil par la construction du Barrage
d'Assouan. William ne put réprimer un bâillement en apercevant une équipe
française transporter un édifice tout entier sur des rails triples, et eut
une pensée mélancolique à l'idée de découper le visage serein d'un colosse
ramesside.
En débarquant de son bus
climatisé vers 17h, William comprit que le Dieu Seth s'était ligué avec
quelques esprits malins pour saboter son concert. Habillé de pied en cap de
son habit de soirée - il en faisait un point d'honneur afin que le
Hemshieder Barockorchester ne soit pas le seul refuge de baroqueux encore
empanachés à l'ancienne mode - le chef eut bien du mal à affronter les 45°C
d'un air sec et brûlant. Tandis que ses troupes se frayaient tant bien que
mal un passage à travers des hordes de vendeurs de souvenirs et de
colifichets contrefaits, William défit son nœud papillon d'un blanc
désormais laiteux et suivit résolument son guide qui le conduisit jusqu'aux
bords du Styx, ou plutôt d'une plate étendue d'eau qu'il lui faudrait
franchir. Derrière lui, les musiciens et choristes le suivaient en haletant,
pestant contre leurs queues de pie incommodes qui provoquaient l'hilarité
des badauds et fournissaient aux enfants une prise facile et jubilatoire.
Le petit groupe se massa dans
quelques embarcations à moteur et, après une navigation fort succincte, prit
pied sur la rive opposée du lac de retenue, où un superbe temple ptolémaïque
les attendait. A la gauche de celui-ci se dressait un édifice aux gracieuses
colonnes dédiées à la déesse Hathor ou Isis que Maxime du Camp, compagnon de
voyage de Flaubert en Égypte décrivait comme des "ruines élégantes"
insistant avec un lyrisme tout romantique sur le passage des siècles. Ce
kiosque servait de scène, et les organisateurs avaient disposé les sièges
sur 3 des côtés du petit temple. Des projecteurs rougeâtres ravivaient les
façades de grès, léchant les pierres millénaires d'un incendie électrique.
William s'épongea à plusieurs reprises le front, caché derrière une colonne,
et après un coup d'œil furtif qui lui révéla que l'Ambassadeur
s'impatientait, brandit d'une main moite sa baguette pour entamer
glorieusement l'Ouverture d'Alceste. Les premières mesures et leurs notes
inégales si caractéristiques s'épanouirent dans l'air d'Egypte, tandis que
William s'imaginait déjà en Napoléon Bonaparte de la musique faisant graver
dans ses Bulletins des comptes-rendus laudateurs qui lui vaudraient le
primoconsulat à vie. Hélas, le gosier des chanteurs s'assécha vite une fois
les bouteille d'eau disposées sous les sièges prestement vidées, tandis que
les cordes accusaient des problèmes de justesse de plus en plus
discernables. William sentit l'assistance circonspecte puis dédaigneuse face
ce que l'élite locale décrivit au buffet comme "un ramassis d'amateurs de
bas étage". Il accéléra la battue, renforça les contrastes, fit passer pour
une brutalité consciente des dérapages grinçants. Les bois étaient tout
aussi désaccordés, et les timbres se mariaient dans une pagaille convaincue.
Hélas, il surprit les regards mi-désabusés, mi-hilares de ses musiciens,
lucides quant à leurs prestations. L'Ambassadeur baillât puis s'endormit.