LES PROJECTEURS
Vous aussi, vous cherchiez à
comprendre le mécanisme du monologue intérieur cher à James Joyce. Voici
venu le moment. Celui de rentrer de l'ombre à la lumière, de traverser cette
frontière symbolique des coulisses à la scène, ce gouffre entre l'anonyme et
le public. La salle semble immense et s'agrandit au fur et à mesure que vous
avancez, au botte-à-botte avec vos confrères choristes. Vous vous dites que
ce n'est pas grave, que vous êtes noyé dans la masse, que personne ne vous
voit, que si l'on vous aperçoit, ce ne sera que sous la forme d'un point
noir parmi d'autres points noirs, que vos fausses notes ou vos attaques
tremblotantes seront couvertes par vos camarades. Qu'importe, le trac est
là, bête immonde qui vous noue l'estomac. Vous vous demandez si vous tenez
en main la bonne partition, si les annotations sont compréhensibles, si vous
auriez dû répéter encore une fois au lieu de sortir avec vos amis
l'avant-veille voir cette pièce d'Euripide dont vous avez oublié le nom. Il
est trop tard.
Des applaudissements convenus
montent et montent encore, le peuple réclame du sang. Vous avancez, stoïque,
souriant d'un sourire de marbre. Là-bas, confortablement tapis dans la nuit
des fauteuils des premiers rangs, d'implacables critiques n'attendent que de
vous crucifier. Vous vous voyez déjà banni du chœur, exclu de l'ensemble.
Des peintres recouvrent de peinture d'ébène votre portrait dans le Palais
des Doges. Vous attendez que l'orchestre ait fini sa simphonie introductive
qui semble durer une éternité. Vous percevez ça et là quelques couacs, un
son trop sec, la machine doit encore s'échauffer. La musique s'élève
paradoxalement dans le silence. Vous aimeriez que l'humanité refasse son
apparition, que quelqu'un éternue, qu'un enfant pleure, qu'un téléphone
portable sonne. En vain. Et puis vient votre tour, et vous entonnez votre
partie, sans conviction, battu comme une Vieille Garde à Waterloo. Vous ne
voyez plus rien du fait de l'éclat des projecteurs, braqués sur vous, et qui
vous consument.
Vous maudissez ce technicien
qui vous fait monter au bûcher, et vous irradie de ce champ électrique
intense. La lueur chaude et flageolante des bougies vous manque. Vous vous
concentrez sur votre partie, vous accrochant aux queues des notes,
saisissant dans votre chute les cinq parallèles des portées. Les projecteurs
demeurent braqués mais, au bout d'un moment, votre esprit se dégage de ces
contingences terrestres, et vous voilà léger, gazouillant de plus belle,
sans pensées ou arrière-pensées, titillant les mélismes, rigolant
intérieurement des ténors trop en avant, dévalant la piste sur la luge
chorale. Vous vous emportez un peu, mais parvenez à vous ressaisir afin de
ne pas laisser tous vos collègues loin derrière, mesure 524, au grand dam du
chef. Un dernier virage, un crescendo par paliers. Et voilà. Les projecteurs
s'éteignent et se rallument, vous font de l'œil. Un brouhaha forcené composé
d'applaudissements et de spectateurs tapant du pied remplace l'harmonie à
laquelle vous avez contribué. C'est terminé pour ce soir. Et c'est un
triomphe.