LE BALLET
Mon cher cousin,
J’ai découvert hier ce que
les Parisiens nomment le Ballet et, qui, comme vous vous en doutez,
représente pour l’étranger oriental que je suis une expérience aussi inédite
qu’aventureuse. Il y a, à Paris une grosse bâtisse dont la toiture ressemble
à une meringue vert-de-gris écrasée contre un fronton. Trônant au bout d’une
longue et large voie dont elle bloque le cours, cet Œuvre - qu’on appelle
opera sans doute en raison de l’étymologie latine – se pare de lumière
le soir afin d’accueillir un public distingué. Car l’on m’avait prévenu, et
à tort, que les Parisiens ne se donnaient plus la peine de s’habiller pour
aller en ce lieu, et j’en avais conçu un violent malaise, pensant que ce
peuple d’ordinaire si soucieux de bienséance – ou du moins de la sauvegarde
de ses apparences – revenait à la musique dans la tenue d’un Adam ou d’une
Eve. Mais cette méprise fut vite corrigée en apercevant des robes coûteuses
quoique souvent d’une certaine vulgarité, et des hommes, visiblement
ennuyés, qui arboraient l’équivalent du bleu de travail de ces habitants de
tours de verre fumé que l’on relègue au-delà de la perspective des
Tuileries.
Le premier défi qu’affronte
un étranger peu au fait des coutumes du lieu est, une fois sa contremarque
déchirée mécaniquement par des agents zélés et dédaigneux (en fonction de la
numérotation qu’ils aperçoivent), de parvenir à ses fins, ou plutôt à sa
loge. Car la grosse meringue recèle bien des recoins et des escaliers, passé
la vaste splendeur, un rien « néo », de son Grand Escalier. On découvre
ainsi des réduits à sénestre où les murs ont la lèpre vénitienne, et des
étages déserts, que même les ouvreurs n’ouvrent plus. Et si prendre de la
hauteur est parfois une qualité, c’est ici un défaut. Mais qu’importe
l’âpreté des taux de change et notre dur labeur pour obtenir un sésame si
pitoyable, nous voilà, après une quête acharnée, arrivé en lieu sûr, dans
une petite logette où la vue se partage entre la scène, là-bas, dessous la
ligne d’horizon, et d’énormes stucs que la proximité rend grossiers, et qui
bouchent partiellement ladite vue.
Le brouhaha s’étouffe et la
musique s’élève, dominée par un instrument noir et blanc, brillant, au son
qui claque et roule, qui rappelle nos xylophones en plus métallique et plus
franc. Et la scène se remplit. Elle se charge de costumes du siècle dernier,
chamarrés et porteurs de rêves, d’étoffes que l’on imaginait, à force de
littérature et de peinture, se trouver dans le parterre et non sur la scène.
Les couleurs vives et mièvres, les finitions impeccables, traduisent la
nostalgie d’un monde. Mais étrangement, le gros instrument et les cordes
poursuivent leur mélopée un peu appuyée et convenue, tandis que les
personnages refusent de chanter, attendant peut-être que le compositeur leur
laisse l’opportunité de gazouiller.
Je m’étonne, de même que mes
compagnons d’une étrangeté frisant le ridicule : a-t-on jamais vu porter une
redingote avecque des collants serrés ? Ou une tenue d’équitation ?
Peut-être cette vêture permet-elle aux Parisiennes d’assouvir leurs
penchants sensuels en contemplant des mollets qui acquièrent une visibilité
disproportionnée. Les hommes en frac et les dames en robes se meuvent
désormais et semblent bondir sur la pointe des pieds avec une gracieuse
artificialité, tournoyant, faisant bonnes figures. Point de chant et une
intrigue qui doit s’exprimer – avec confusion – par d’autres supports, des
gestes, des mimiques d’une enfantine simplicité. Cela me rappelle ce
cinématographe d’autrefois, en noir et blanc comme le piano, et muet de
paroles.
Les deux entractes sont
l’occasion pour moi et mes camarades d’aller découvrir le buffet, oblongue
nappe blanche assiégée par des croisés en surnombre, d’écouter le gazouillis
du brouhaha mondain dans la galerie d’un bourgeois surchargé d’or, de sortir
dominer la ville reléguée dans l’ombre entre les grandes arcades bordées de
fûts de marbre. Les serpents rouges et blancs et les halos jaunâtres
parsèment la vue, gonflant d’un sentiment d’orgueil et de supériorité le
cœur des heureux invités et spectateurs qui dominent la capitale de leurs
flûtes à champagne.
Les évolutions s’enchaînent,
les configurations se modifiant de temps à autre. Les danseurs, car c’est
bien de cela qu’il s’agit – se rencontrent et se séparent, se portent et se
supportent, rapprochent leurs doigts l’instant d’une pirouette, avec une
remarquable symétrie qu’accompagne un piano décidément bien bavard. Un duo
retient l’attention, par sa douceur coulante, sa lisibilité, son propos
amoureux dénudé au scalpel. Et puis voilà, l’héroïne s’effondre après une
agonie insoutenable, ballerine à qui l’on coupe les chevilles. Et le rideau
tombe comme un couperet de guillotine qui déclenche des vagues délirantes
d’applaudissements traditionnelles mais presque sincères. J’hésite avant de
rejoindre ce clappement car la fin est bien abrupte, et manque un grand
moment pompeux où les chœurs se rassemblent pour chanter une maxime morale
ou mythologique. Mais il faut vite descendre vers le Grand Escalier pour
pouvoir rencontrer inopinément M. B***** ou Mme K***** et les aborder grâce
au prétexte aussi exquis que musical. Je te conterai tantôt ce que je
retirai de ces entretiens.
En priant que cette missive
te trouve en bonne santé que la dernière fois,
Ton cousin affectionné