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Altri canti (Festival de l’Abbaye de Saint-Michel en Thiérache, 2 juin 2024)

XXXVIIIème Festival de l’Abbaye de Saint-Michel en Thiérache
du 2 au 30 juin 2024
1ère journée, dimanche 2 juin 2024

Abbaye de Saint-Michel en Thiérache © Muse Baroque, 2023

Saint-Michel en Thiérache débute traditionnellement la saison des festivals estivaux. Estival est un bien grand mot en ce début de trente-huitième édition, tant le soleil est rare, laissant l’abbatiale dans une fraîcheur qui, si elle fut certaine, ne découragea pas un public venu nombreux, composé comme souvent à Saint-Michel, d’une large proportion d’habitués, heureux de se rassembler et de retrouver des artistes, qui eux aussi reviennent régulièrement à Saint-Michel, happé par un lieu, un public et une ambiance singuliers. Car c’est aussi cela Saint-Michel, un festival ancré dans ses racines, fidèle à son esprit d’origine, celui de faire vivre cinq journées entières de musiques, avec deux à trois concerts sur la journée, entrecoupés d’un repas ou pique-nique, au gré des envies. Véritable évènement de la musique ancienne et baroque du nord de la France (et n’oublions pas que le public belge est aussi fort nombreux, la frontière étant à deux pas), le Festival de l’Abbaye de Saint-Michel en Thiérache nous offre une fois encore une programmation ambitieuse, riche en découvertes de nouveaux ensembles ou retrouvailles avec des orchestres plus affirmés engagés dans de nouveaux projets. Une première journée centrée autour de la thématique de la Nature dans la musique, occasion de quelques belles variations et déclinaisons.

Inés Alonso, soprano © Marta Vilardell / Ensemble Cantoria

« Mormori e sospiri, »

Claudio Monteverdi (1567-1643)

Sinfonia, Altri canti d’Amor, tenero arciero, ottavo Libro dei Madrigali (1638)
Aria Sopra La Bergamasca, Marco Uccellini (1603/10-1680)
« Ecco mormorar l’onde », Il secondo Libro de’madrigali a cinque voci (Mantova, 1590)
« Quel augellin che canta », Libro quarto dei madrigali (Venezia, 1603)
« Augellin che la voce al canto spieghi », Nono libro dei Madrigali a canzonete a due e tre voci (Venezi, 1651, opus posthume)
Sinfonia Tempro la cetra, Libro settimo dei madrigali
« O come sei gentile », Libro settimo dei madrigali
« Folias echa para mi Senora Dona Tarolilla de carallenas », Il primo libro di Canzone, sinfonie, Fantasie, Andrea Falconieri (1586-1656)
« Sfogava con le stelle », Libro quarto dei madrigali (Venezia, 1603)
« Non vedro mai le stelle », Libro settimo de madrigali
« Si dolce il tormento », Nono Libro dei Madrigali et canzonette a due e tre voci (Venezia, 1651, opus posthume)
Ciaccona, Tarquino Merula (1596-1665)
« Lamento della Ninfa », Ottavo Libro dei Madrigali (1638)
« Hor che’l ciel e la terra », Ottavo Libro dei Madrigali (1638)
Il Ballo, »movente al moi bell suon », Ottavo Libro dei Madrigali

Ensemble Cantoria :
Ines Alonso, soprano

Marta Redaelli, soprano
Oriol Guimera, alto
Jorge Losana, ténor et direction artistique
Gerson Coelho, ténor
Victor Cruz, basse

Andres Murillo, violon
Ingnacio Ramal, violon
Marc de la Linde, viole de gambe
Joan Segui, clavecin

Et pour débuter ce festival place à la nouveauté avec le jeune ensemble Cantoria, dont le concert de ce dimanche matin constitue la première prestation à Saint-Michel. L’ensemble ibérique, spécialisé dans l’interprétation de la polyphonie vocale de la Renaissance espagnole a émergé en remportant un prix du public au Festival d’Ambronay, label pour lequel il a enregistré son premier disque, consacré aux Ensaladas de Mateo Flecha (2022) et dont un deuxième enregistrement est annoncé pour 2024.

Tournant sensible pris ce soir avec ce programme presque entièrement dévolu aux madrigaux de Monteverdi, un répertoire que l’ensemble aborde pour la première fois, changeant de péninsule pour un florilège madrigalesque aux métaphores évocatrices, où les murmures du zéphyr se mêlent aux tonalités véristes des textes de ces madrigaux, pour une plongée toute en sensibilité dans l’œuvre monteverdienne. Si les voix doivent encore quelque peu se chauffer et se poser sur l’Altri canti d’Amor, tenero arciero, l’instrumental La Bergamasca entraîne déjà vers un certain onirisme. Les voix se déploient, en particulier les deux voix de soprane de Ines Alonso et Marta Redaelli, d’une belle complémentarité, la première faisant la démonstration d’une belle amplitude et intéressante projection, tout particulièrement en fin de programme sur le Lamento della Ninfa, tiré du huitième livre des Madrigaux, alors que la seconde émerveille d’une sensibilité épidermique, voix plus chaude et enveloppée, extatique sur le Si Dolce il tormento, d’une ferveur et d’une intériorité qui emplissent les voutes de l’abbatiale de Saint-Michel. Et les deux voix font communément merveille, notamment sur le superbe O come sei gentile, constituant l’une des moments parmi les plus émouvants de ce concert. Nous serons toutefois plus réservés sur le plateau masculin, aux voix manquant souvent non de sensibilité, mais d’ampleur et d’affirmation pour explorer toutes les variations permises par Monteverdi. Cela à l’exception notable et remarquable de la basse, Victor Cruz, d’une voix très structurée, d’une élocution et d’une scansion admirables marquant chacune de ses interventions, jusqu’à l’air de complément de programme, le méconnu et pourtant fort appréciable La Noce de Los Reyes de Jose de San Juan (1685-1747), un air aux accents pour le coup typiquement espagnol.

Une origine hispanique que l’ensemble porte dans ses veines, y compris quand, comme ce dimanche, il interprète Monteverdi. Les cordes sonnent une peu plus âpre, le clavecin prend un rythme un peu plus saccadé, tout apparaît dans la musique dans un état certain de tension palpable, comme une ferveur espagnole qui se diffuserait dans cette musique italienne, qui n’en reste pas moins un sommet de sensibilité et d’harmonie. Une vitalité qui se retrouve jusque dans les pièces instrumentales, fort bien choisies, à l’exemple de cette Sinfonia Tempro la cetra, ou encore des Folias echa para mi Senona Dona Tarolilla de Carallenas (Andrea Falconieri), très enlevées et aux variations gracieuses, rappelant tout ce que cet exercice de style, connu dans la musique italienne (notamment chez Vivaldi), doit à ses origines ibériques. Une œuvre débridée, comme une respiration dans la ferveur et l’intériorité des madrigaux. Une première incursion de Cantoria chez Montervedi, qui même si elle n’est pas exempte de quelques ajustements à apporter s’avère prometteuse, pour cet ensemble qui après Saint-Michel devrait se donner en concert dans plusieurs festivals de l’hexagone et revenir à Ambronay lors de son édition 2024 à l’automne prochain.

Christina Pluhar © Michal Novak pour Warner Classics

Terra Mater

Franz Heinrich Ignaz Biber, Die Nactigall
J.John Bennet, Venus Birds
Tarquinio Merula, La Gallina
Thomas Arne, The Cuckoo
Franz Heinrich Ignaz Biber, Der Frosch
Traditionnal (England, arr. C. Pluhar), The Frog and the Mouse
John Playford, Wallom Green
Traditionnal (England, arr. Christina Pluhar), The Taylor and the Mouse
Georg Friedrich Haendel, T’was when the seas were roaring (HWV 228/19)
Georg Caspar Schürmann, Sinfonia pour la tempête, from Die getreue Alceste
Antonio Vivaldi, Fra le procelle
Antonio Vivaldi, Sovvente il sole (extrait d’Andromenda liberta)
Giulio Taglietti, Aria da suonore
Giuseppe Orlandini, Se al mormorio
Giovanni Bononcino, Brilla in cielo
Giuseppe Orlandini, Muore il ciglio,
Attilio Ariosti, La dove gl’occhi io gira
Maurizio Cazzati / Improvisation (arr. C. Pluhar), Ciaccona
Francesco Gasparini, Senti quel ussignolo
Georg Friedrich Haendel, Crude furie degli orridi abissi (extrait de Serse)

Malena Erman, mezzo-soprano

L’Arpeggiata :
Doron Sherwin, cornet à bouquin
Margherita Pupulin, violon
Franciska Anna Hajdu, violon
Anna Nowak, alto
Diana Vinagre, violoncelle
Josep Maria Marti Duran, théorbe & guitare baroque
Leonardo Teruggi, contrebasse
Tobis Steinberger, percussions
Yoko Nakamura, orgue & clavecin
Christina Pluhar, conception, arrangements, théorbe et direction

C’est à Ambronay que nous avions laissé Christina Pluhar et son Arpeggiata, au cours de l’édition 2022, après un concert flamboyant largement consacré au répertoire traditionnel du sud de l’Europe, remis en lumière dans plusieurs de ces enregistrements, notamment Méditerraneo (Erato, 2013). Le lien entre la théorbiste et Saint-Michel est ancien ; souvenons-nous que c’est ici même qu’elle enregistra en 2004 un projet autour du compositeur Luigi Rossi, avec Véronique Gens. A l’époque ce superbe enregistrement ne fut pas publié et il faudra attendre 2019 pour le voir ressurgir (sur l’album La lyra d’Orfeo, arpa dividica, Erato). La revoici, non le temps d’un concert, mais en résidence toute une semaine, le temps pour son ensemble de profiter de l’acoustique des lieux pour y enregistrer son nouveau projet, consacré aux œuvres musicales célébrant les animaux et la nature, et en collaboration avec la mezzo-soprano Malena Ernman.

Une programme concocté comme un hymne à la nature, autour d’œuvres plus intimistes qu’à l’accoutumée et, coïncidence qui ne peut être totalement fortuite, avec Malena Ernman, remarquée à l’aube des années 2000 pour son interprétation de quelques beaux rôles haendéliens (Agrippine, Giulio Cesare) et ses collaborations avec William Christie (Hercules, Didon et Enée), et peut-être plus connue de nos jours comme mère de la militante écologiste Greta Thunberg…déjà l’idée d’un certain rapport à la nature.

Abbaye de Saint-Michel en Thiérache © Muse Baroque, 2023

Le concert qui commence par des gazouillis de chants d’oiseaux du percussionniste Tobis Steinberger, en prélude à Die Nachtigall de Franz Biber, charmante sonate au violon, toute en humour, gracieuse et enlevée. Une pièce courte et charmante comme on en retrouve beaucoup dans ce programme, à l’exemple de La Gallina de Tarquinio Merula, variation sur le chant du coq, ou encore The Cuckoo de Thomas Arne (1710-1778), sur lequel Malena Ernman, espiègle, s’amuse de cette imitation du chant de l’oiseaux squatteur. Un vrai petit classique qui nous permet au passage de rendre hommage à Joan Sutherland, qui popularisa l’air dans les années 1960, la pièce convenant parfaitement aux voix rondes et colorées.

Malena Ernman possède la souplesse vocale, une très belle étendue de registre et une indéniable présence scénique lui permettant allègrement de passer d’un morceau à un autre, même si, notamment en début de concert, sa projection se montre par trop modérée, notamment dans le Venus Birds de John Bennet (1575-1614). C’est sur des airs plus en malice que ses qualités vocales et scéniques s’expriment le mieux, que ce soit sur l’air traditionnel The Taylor and the Mouse, ou en fin de programme dans le Senti quel ussignolo de Francesco Gasparini (1661-1727).

Aux arrangements de ces pièces, on retrouve ce qui fait depuis maintenant plus de deux décennies le succès de l’Arpeggiata et de Christina Pluhar, à savoir des cordes moelleuses et savamment rythmées, mais également un soulignement de la ligne mélodique au cornet à bouquin, toujours tenu avec la même souplesse virtuose et jazzy par l’incontournable Doron Sherwin, autre pilier de l’ensemble et jamais avare quand il s’agit de sortir de ses fonctions premières, comme lorsqu’il s’agit sur quelques mesures d’apporter un contrepoint de voix masculine à Malena Ernman (The frog and the mouse). Tout cela est à la fois fort distrayant et très agréable, toutefois regrettons que de nombreuses pièces ne dépassent pas le stade de la curiosité et que l’on se perde quelque peu dans un répertoire aux origines très diverses, de l’Europe du nord à la péninsule italienne, même si Malena Ernman possède une bonne diction dans les diverses langues des œuvres qu’elle interprète. Déplorons aussi quelques facilités, comme la reprise de pièces récemment gravées par d’autres, à l’exemple de l’Aria da suonore de Giulio Taglietti, sublimé par Hanna Salzenstein dans son récent album (Mirare) et repris ici par un archet moins souple et moins sensuel (Diana Vinagre), ou encore avec ce désormais classique de Vivaldi, Sovvente il Sole, présent sur le dernier disque de Julien Chauvin et du Concert de la Loge (chez Alpha, lesdits musiciens seront d’ailleurs à Saint-Michel dès le deuxième week-end du festival pour une Résurrection de Haendel très attendue), très bien interprété ici par Malena Ernman (Paul Benos-Djian, dans un autre registre sur le disque du Concert de la Loge), mais où nous regretterons une ligne de violon qui n’a pas la souple virtuosité de celle de Julien Chauvin, qui excelle dans l’enregistrement dans cette interprétation.

Derrière ces réserves, restent des moments de pur bonheur au cours desquels l’Arpeggiata éblouie une nouvelle fois de son art des arrangements sur de belles curiosités, que ce soit sur cette Sinfonia pour la Tempête de Georg Caspar Schürmann, morceau pour le coup très évocateur de son essence vériste, ou encore la très belle interprétation du Crude furie degli orridi abissi, extrait du Serse de Haendel, sur lequel Malena Ernman est parfaite, voix sensible, vectrice d’une belle palette d’émotion et présence charismatique. L’Arpeggiatta aura peut-être échoué cette fois à nous combler par un spectre de pièces sans doute un peu trop large, mais qui une fois encore nous transporte aux confins entre musique traditionnelle et musique savante, explorant avec délicatesse les inspirations, imitations que génère la nature chez les compositeurs européens.

Un bien beau voyage pour clôturer cette première journée de festival à Saint-Michel en Thiérache, dont le ciel s’entrouvre vers des cieux bleutés à l’heure où nos pensées se tournent déjà vers la suite…

 

Pierre-Damien HOUVILLE

 

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