Rédigé par 14 h 30 min Concerts, Critiques

Venise de fastes et d’illusions (Campra – Fêtes Vénitiennes, Les Arts Florissants, Christie – Opéra comique, 27/01/2015)

La mise en scène de Robert Carsen s’avère réjouissante, efficace et esthétique. Au Prologue ou mise en situation, le spectateur voit l’arrivée des touristes sur la place Saint-Marc, avec leurs sacs à dos ou leurs valises et leurs téléphones portables pour prendre des selfies. L’apparition du Carnaval, le géant rouge à visage quelque peu comique, symbole des fêtes, transforme ces touristes…

Campra, Les Fêtes Vénitiennes

Les Arts Florissants, dir. William Christie, Opéra comique, 27 janvier 2015

Photo : Vincent PONTET

Les Fêtes Vénitiennes, opéra-ballet d’André Campra (1660-1744) sur un livret d’Antoine Danchet
Version avec Prologue et trois entrées : Le Bal, Les Sérénades et les Joueurs et L’Opéra

Direction Musicale : William Christie
Mise en scène : Robert Carsen
Chorégraphie : Ed Wubbe
Décors : Radu Boruzescu
Costumes : Petra Reinhardt
Lumières : Robert Carsen et Peter van Praet 

Avec :
Emmanuelle de Negri : La Raison, Lucile, Lucie
Élodie Fonnard : Iphise, La Fortune
Rachel Redmond : Irène, Léontine et Flore
Emilie Renard : La Folie, Isabelle
Cyril Auvity : Maître de danse, Suivant de la Fortune, Adolphe
Reinoud Van Mechelen : Thémir et Un masque, Zéphir
Marcel Beekman : Maître de musique, Maître de chant
Alamir, Damir, Borée, Marc Mauillon
François Lis : Le Carnaval, Léandre, Rodolphe
Sean Clayton : Démocrite
Geoffroy Buffière : Heroclite 

Scapino Ballet Rotterdam
Chœur et orchestre des Arts Florissants 

Représentation du 27 janvier 2015, Paris, Opéra-Comique

On connaissait plutôt Campra pour son Requiem et ses motets, du fait notamment qu’il était maître de musique à Notre-Dame de Paris de 1694 à 1700 ; on le connaissait surtout comme le véritable créateur de l’«opéra-ballet» avec L’Europe Galante, même si c’est Pascal Collasse qui avait inventé le formule de «spectacle coupé», qui regroupe des actes indépendants en accordant à la dance autant d’importante que le chant. Les Fêtes vénitiennes, qui obtinrent d’immenses succès dès sa création en juin 1710 à l’Académie royale de Musique, étaient demeurées dans l’oubli tandis que Les Indes Galantes de Rameau (1735) ont refait une belle carrière, malgré la tentative méritoire de Jean-Claude Malgoire en 1991. Initialement, l’œuvre était composée d’un prologue suivi de trois entrées, mais une entrée s’ajouta à l’automne de la même année, puis une autre en hiver, et ainsi de suite, jusqu’à compter une douzaine d’entrées que l’on combinait comme bon semblait pour chacun des 300 représentations, pendant les cinquante années d’affiche. De petites anecdotes : la durée d’une entrée n’excédait pas une demi-heure, ce qui correspondait au temps de la combustion des chandelles ; Casanova, qui séjournait à Paris en 1750, assista au spectacle. Pour recréer Les Fêtes vénitiennes, William Christie et Robert Carsen ont examiné toutes les entrées et en ont retenu trois : Le Bal, Les Sérénades et les Joueurs et L’Opéra. Et ce sont celles qu’on choisissait le plus souvent au XVIIIe siècle. On peut alors dire qu’il s’agit d’un choix  représentatif et judicieux parmi toutes les versions existantes.

Photo : Vincent PONTET

La mise en scène de Robert Carsen s’avère réjouissante, efficace et esthétique. Au Prologue ou mise en situation, le spectateur voit l’arrivée des touristes sur la place Saint-Marc, avec leurs sacs à dos ou leurs valises et leurs téléphones portables pour prendre des selfies. L’apparition du Carnaval, le géant rouge à visage quelque peu comique, symbole des fêtes, transforme ces touristes en habitants de la ville du XVIIIe siècle, que l’on retrouve dans les trois actes, entraînant la salle dans un monde de rêve et d’illusions. La Folie invite au plaisir, quand survient la Raison, en religieuse, qui échoue finalement à mettre les fêtards en garde contre l’insanité carnavalesque. Le rouge écarlate pour le Carnaval et pour la robe de la Folie produit un beau contraste avec le gris-noir de la Raison ; ces deux couleurs clés servent comme élément de cohérence entre les actes autonomes. Le Bal – histoire de mise à l’épreuve de l’amour de la jeune fille – se déroule toujours dans un décor et costume rouge-or, évoquant le faste et la richesse au sein du palais des doges. La Sérénade et les joueurs se déroulent en deux temps, le premier dans la rue à canal, enveloppée du noir de la nuit, où un don juan tente de séduire une femme grâce à une sérénade, et le second, dans la salle de jeu dominée de nouveau par le rouge. Le blanc s’impose à L’Opéra où il est question d’enlèvement d’une chanteuse au cours d’une pastorale. L’œuvre se termine avec le retour à la réalité, au temps présent, les personnages reprenant leurs vêtements de touristes. Cet épilogue, qui n’est peut-être pas du goût de tout le monde, paraît cependant comme une excellente affirmation de la théâtralité chimérique et nous interroge avec force ce qu’est la réalité dans notre vie. Notons par ailleurs que tous les décors, construits de plusieurs colonnes carrées qui se tournent sur elles-mêmes, sont maniplés par des personnages (membres du chœur et figurants) souvent devant les yeux du spectateur, pour devenir selon leurs dispositions la place Saint Marc, les rues de Venise, les loges et la scène de l’opéra.

La part de la danse est égale à celui du chant dans l’opéra-ballet, disions-nous. Mais dans notre spectacle, elle semble occuper moins de place que le chant. La chorégraphie d’Ed Wubbe possède un accent moderne et donne des mouvements au milieu des tableaux aux décors et costumes anciens quelque peu figés, comme la danse des gondoliers en pull marin avec foulard au cou dans La Sérénade et celle des joueurs avec des gestes parfois osés… Ce caractère contemporain peut être lu comme un clin d’œil à la réalité que l’on retrouvera à la fin.

L’oeuvre se distingue par d’agréables mélodies et une prosodie bien pensée, participant à créer un divertissement pur. Ces éléments ressortent avec force grâce à l’interprétations des chanteurs de grande qualité, avec une diction claire et des intonations naturelles. Marc Mauillon plus que jamais lumineux, et Emmanuelle de Negri grave et gracieuse selon les rôles, sont les deux piliers de cette production, les piliers merveilleusement entourés : François Lis splendide, Emilie Renard exubérante, Marcel Beekman comique à souhait, Cyril Auvity élégant, Elodie Fonnard charmante et luxuriante, Rachel Redmond radieuse, et Reinoud van Mechelen fascinant. William Christie dirige l’orchestre des Arts Florissants qui frise la perfection, plus que jamais plaisant pour divertir. Mention spéciale pour les musiciens montés sur scène pour La Sérénade, non seulement en costume mais aussi en masques.

Voilà donc une production colorée, élégante et convaincante, qui sans bien évidemment chercher la profondeur dramatique d’une tragédie en musique, constitue un écrin incroyablement séduisant, sous la baguette alerte et sûre du maestro Christie.

Cécile Colline-Duchamp

A noter : l’Opéra-Comique propose également, les 27 et 29 janvier au Foyer, deux séances du concert intitulé « Petits couverts chez Campra » à l’heure du déjeuner avec des musiciens des Arts Florissants (dirigé depuis l’orgue par William Christie), pour un programme de petits motets de Campra mais aussi d’Armand-Louis Couperin, chantés par Paul Agnew. Cela permettra au spectateur à avoir un aperçu plus global de la production du compositeur ; et apprécier les différentes facettes de Campra.

Étiquettes : , , , , , , , , , Dernière modification: 6 juin 2020
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