Rédigé par 10 h 54 min Littérature & Beaux-arts, Regards

The Big Red One : de la couleur rouge, cramoisie et écarlate

Le Titien, Portrait du pape Paul III – Musée de Capodimonte à Naples, source : Wikimedia Commons

De beaux rouges. On songe immédiatement aux portraits de doges ou de papes, à leur mozettes d’hiver bordées d’hermine, à tous ces rouges profonds, cramoisis, marquant les esprits par leur profondeur et l’impression de puissance qu’ils dégagent. Comme si la pourpre impériale antique leur avait transmis sa force symbolique. D’ailleurs la pourpre antique disparaissant avec la chute de Byzance, le Pape Paul II décide en 1467  que les robes des cardinaux précédemment pourpre, seront dorénavant teintes à la cochenille. Alors, l’on se demande, à écraser son tube de peinture à l’huile Sennelier pigment 689 série 5 “garance foncée” pourquoi nos couleurs n’ont pas la vibration d’antan (et pourquoi nous n’avons pas une once du talent du Titien). Parce que sans doute la chimie a pris le pas. Or, avant la découverte des Indes, la garance et le bois de brésil furent utilisés pour teindre les tissus en rouge ou comme pigment pictural puis la cochenille. Voyons ce monde de racines, bois et insectes de plus près :

La garance
Originaire de l’est du bassin méditerranéen et du Moyen Orient, la garance a rapidement été cultivée dans toute l’Europe. Une tablette babylonienne du VIIè siècle avant J-C constitue la première recette de teinture de laine en rouge. Il s’agissait d’une teinture à la garance  après mordançage à l’alun. La garance a longtemps constituée la principale source de rouge, à la fois sous l’Antiquité gréco-romaine, au Moyen-Age et jusqu’au début du XXème siècle avec les fameux pantalons rouges qui équipent l’infanterie française de 1829 à la première guerre mondiale. La racine, selon son ancienneté (à moins de 3 ans, on tire sur l’orange), le sol duquel elle est extraite (les anciens sols marécageux délivrent une couleur plus foncée que les argileux) et ses mélanges à d’autres plantes permet d’obtenir de nombreuses nuances et couleurs.

Le bois de brésil
Outre la garance, le rouge pouvait également provenir non du Brésil (c’est l’inverse, on baptisa le pays en croyant reconnaître des arbres similaires) mais d’Asie (bois de sappan) ou d’Afrique occidentale (bois rouge – baphia nitida). Il s’agit d’arbres de bois “de brésil” c’est-à-dire couleur de braise. L’Occident médiéval l’utilisa et l’on possède des mentions de “tailleurs de brésil” flamands qui réduisaient le bois d’Asie en poudre. Les entions du bois d’Afrique sont plus tardives (à compter du XVIIème) quoiqu’il fut peut-être connu et utilisé auparavant. Ces bois permettent d’obtenir des couleurs roses ou violacées, et il faut donc les combiner à de la garance pour obtenir un beau rouge.

Ecoinçon de tenture pour la salle du trône du Palais des Tuileries (Camille Pernon, Lyon, 1804), damas cramoisi en soie filés or. Décor resté en place jusqu’en 1822. Paris, Mobilier national © Muse Baroque, 2021 à l’occasion de l’exposition « Les Palais disparus ».

La cochenille
Certes, il existe des cochenilles d’espèces européennes, notamment le kermès des teinturiers (kermes vermilio dans les régions méditerranéennes, notamment en France, en Espagne et au Mahgreb ; cet insecte parasite vit uniquement sur le chêne kermès). Existent aussi des espèces de porphyrophora en Europe de l’Est, Egypte et Extrême-Orient importée via des marchands arabes. Dès l’Antiquité il fut utilisés comme matière tinctoriale (comme mentionné par Théophraste, Pausanias, Pline et Dioscoride). C’est que la cochenille donne des rouges profonds, résistants au lavage et à la lumière. Elle fut massivement employé pour l’écarlate médiéval. La découverte des Amériques va bouleverser le marché et consacrer la cochenille américaine que les Espagnols découvrent au Sud-Ouest du Mexique, dans la région du Mixteca où les cochenilles mestèques (nochetzli) prolifèrent sur les figuiers de Barbarie. Le “sang de la figue de Barbarie” (appelé grana) est alors exporté vers l’Europe, Séville devient une plaque tournante, et la production est si importante qu’elle inonde même jusqu’à l’Asie ! Voilà ce qui explique pourquoi on retrouve une telle débauche de teintures cramoisies sur les meubles versaillais (meubles au sens de “la garniture d’un appartement, d’une chambre, d’un cabinet &c. comme tapisserie d’estoffe, lit, sieges &c.” selon la définition du Dictionnaire de l’Académie de 1694). Pour notre plus grand et royal plaisir ! [M.B.]

 

En savoir plus :

  • Dominique Cardon, Le monde des teintures naturelles, Belin, 2014.
  • François Delamare & Bernard Guineau, Les matériaux de la couleur, Découvertes Gallimard, 1999.
  • Georges Roque, La cochenille, de la teinture à la peinture, Gallimard, 2021.
  • Site Internet de la Compagnie de la Branche Rouge de reconstituteurs médiévaux mais avec de nombreux articles et essais sur les teintures de vêtements.
Étiquettes : Dernière modification: 21 octobre 2022
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