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Une femme à sa fenêtre (Jacobus Vrel, énigmatique prédécesseur de Vermeer, Fondation Custodia – du 17 juin au 17 septembre 2023)

«C’est Vermeer à s’y méprendre, même de près.» (Théophile Thoré-Bürger)

Jacobus Vrel, Femme saluant un enfant à la fenêtre, Huile sur bois. – 45,7 × 39,2 cm, Paris, Fondation Custodia, Collection Frits Lugt, inv. 174

En fait non. Même de près. Au risque de paraître présomptueux, une grande partie de la production de Jacob Vrel (qui signa lui-même d’une orthographe très changeante (de Fröll à Frel, en passant par Vrelle ou Veerlle, les initiales correspondent étonnamment à celles de Vermeer, JV) ne ressemble guère à celle du sphynx de Delft. Cela put tromper les historiens d’art de la fin du siècle dernier, lorsqu’on redécouvrait Vermeer et qu’on lui attribuait extensivement des œuvres de ses contemporains (De Hooch, Ter Borch…) aux sujets sont parfois proches, mais la facture, la manière comme le traitement des sujets n’autorisent aujourd’hui que peu de doutes, et c’est bien à la redécouverte d’un petit grand maître, ou d’un grand petit maître que la Fondation Custodia nous invite, avec un parcours muséal d’une grande et exigence, comme toujours. L’on ne remerciera jamais assez la Fondation pour prendre ses visiteurs au sérieux et ne jamais s’égarer dans son propos : petit livret gratuit avec des notices extensives sur chacune des œuvres joliment imprimé sur papier crème, accrochage thématique aéré et sobre, exigence scientifique que le catalogue prolonge. 

Enigmatique prédécesseur de Vermeer, énigmatique Jacobus tout court. Grâce à la dendrochronologie, l’on a pu dater les panneaux utilisés pour les scènes de rue de vers 1635-40. Et voici ce prétendu suiveur de Vermeer désormais devenu son prédécesseur. De même, une étude topographique a établi avec quasi certitude que certaines rues et bout de remparts représentés, le sol particulier, les sortes d’auvent sont typiques de la ville de Zwolle dans l’est des Pays-Bas.  Et l’on ne sait guère si Vermeer a eu connaissance et a pu être influencé par ce mystérieux devancier. Qu’importe. Redécouvrons-le.

Jacobus Vrel, Scène de rue avec une boulangerie près d’un rempart, huile sur panneau, collection particulière (cat. 7) / Fondation Custodia – Cliché Muse Baroque, 2023

Cette discrète exposition, après avoir été inaugurée au Mauritshuis de la Haye, révèle au grand public l’œuvre restreinte d’un peintre du quotidien, où l’allégorie n’est cependant pas forcément loin. L’on admire les scènes de rue pour la verticalité géométrique des façades, presque abstraites de près, le ciel réduit, l’impression de densité colorée (une palette tonale qui rappelle le Vermeer singulier de La Ruelle de 1658, en plus terrien, avec des tons moins lumineux). Les personnages ne sont pas encore le fort de l’artiste, et leurs silhouettes sont parfois maladroites, ce que compense les détails pittoresques des nids de cigogne, des pains sur les étals ou des petits bonshommes derrière les fenêtres qu’il affectionne beaucoup, tout comme les personnages de dos. Preuve du succès du peintre, on connaît parfois plusieurs versions de la même œuvre, pour satisfaire la demande, et ce n’est pas une mince joie que de jouer au jeu des sept erreurs entre les deux Scènes de rue avec une boulangerie près d’un rempart (cat. 7 et 8) accrochées au botte à botte. 

Mais le Vrel le plus talentueux, le plus mystérieux aussi, c’est celui des femmes de dos, des intérieurs sobres, celui des enfants fantomatiques, des gardes-malade, des dehors invisibles que l’on guette hors champ. Celui qui à la médiévale, laisse traîner par terre sa signature sur de petits bouts de papier déchiquetés. Par rapport à Vermeer, l’environnement est plus dépouillé, plus pauvre, plus désespéré aussi. Parmi nos œuvres préférées, il y a cette femme peignant une fillette (cat. 21) absolument remarquable, à plus d’un titre : d’abord, ce qui frappe dans cette composition, c’est ce grand mur blanc, juste blanc, si vide et si haut. La fillette, de dos, que sa mère (?) peigne est presqu’invisible et pourtant le sujet, en y regardant trop vite, on croirait presque voir un ballot de tissu. Le garçon quant à lui regarde ailleurs, en-dehors, guettant et espérant. A gauche, un manteau d’homme que l’on retrouve dans d’autres tableaux, mais jamais avec son propriétaire. Au sol, un cerceau délaissé, peut-être allégorique (“volvitur assidue” et qui représente la futilité des choses humaines si l’on suit l’ouvrage d’iconographie de Roemer Vissher de 1614 également exposé – cat 25). L’économie de moyen, la tension, le mystère sont magnifiques.

Jacobus Vrel, Intérieur, femme peignant une fillette, un garçon près de la porte, huile sur panneau, The Detroit Institute of Arts / Fondation Custodia – Cliché Muse Baroque, 2023

Autre œuvre phare de l’exposition, mais qui marque aussi les limites de l’artiste, une tout aussi originale femme regardant un enfant à travers une fenêtre. Il s’agit là d’une fenêtre intérieure (comme on peut encore en voir dans la Huis Bonck à Hoorn construite en 1624) séparant deux pièces. La représentation de la chaise en perspective est un peu bancale, tout comme celle des petits plats, assez esquissés. Un clou est bien caché dans le côté droit en haut du mur, la tête de l’enfant est d’un sourire grimaçant et le fond noir accentue une imagerie entre scène d’affectation et apparition de spectre. Personnellement, ce tableau célèbre et un peu dérangeant ne nous a guère touché.  

Jacobus Vrel, Femme saluant un enfant à la fenêtreHuile sur bois. – 45,7 × 39,2 cm, Paris, Fondation Custodia, Collection Frits Lugt, inv. 174

Sans décrire un à un les 74 numéros du catalogue, l’on passera rapidement sur la seule vue d’intérieur d’église de Vrel, assez médiocre pour les visages, et l’on mentionnera l’excellente idée une fois les œuvres de Vrel présentées, et sans tout mélanger, de dédier ensuite des salles à ses contemporains sur des sujets similaires (scènes d’intérieur, vues de ville…). On goûte ainsi avec plaisir une sublime Jeune femme épluchant des pommes de Cornelis Bishop, servante assise mais à l’allure de Madone, et avec des perspectives donnant vers des intérieurs opulents, qui relègue les micro-portraits de Vrel au rang de second couteau, un tout aussi merveilleux Ter Borch le jeune avec une Mère peignant son enfant, cadrée serré, d’une subtilité veloutée.

Gerard ter Borch (1617 – 1681), La Chasse aux poux, vers 1652-1653, Huile sur bois. – 33,2 × 28,7 cm, La Haye, Mauritshuis, acquis avec le soutien de la Vereniging Rembrandt, inv. 744

Et pour la route, que dire d’un petit dessin, plume, lavis et encore de Rembrandt, représentant son intérieur avec Saskia alitée, jetée avec une maîtrise confondante. La Fondation Custodia, décidément toujours pleine de surprises, peut se permettre le luxe d’accrocher des grands maîtres en appendice d’un peintre obscur. Du grand art.

 

Viet-Linh Nguyen

PS : on excusera les reflets de certains clichés, dus aux vitres de protection ou aux éclairages.

En savoir plus plus :

  • «Jacobus Vrel, énigmatique précurseur de Vermeer» jusqu’au 17 septembre à la Fondation Custodia, 121, rue de Lille (Paris 7e). Catalogue Hirmer, 256 p., 39,90 €.  Le site de la Fondation Custodia
Étiquettes : , , Dernière modification: 2 novembre 2023
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