“Que l’importance soit dans ton regard, non dans la chose regardée !”
(André Gide, les Nourritures terrestres)
Florence Gétreau
Voir la musique
Citadelles & Mazenod, 416 pp, septembre 2022. 79 euros. ISBN 2850889156.
Saluons la réédition à l’identique mais en format broché et réduit (sans le coffret de l’édition de 2017 et passant d’un 33 x 29cm à un 24 x 29cm plus maniable) et donc plus accessible de cette belle somme, rassemblée et commentée par Florence Gétreau, cumulant les compétences d’historienne de l’art et musicologue et bien connues de nos lecteurs pour son implication au musée de la Cité de la Musique. Voici là un immense paradoxe : celui de représenter ce qui ne se voit pas, de figer ce qui est mouvement de l’instant, de coucher sur toile ce qui est dans l’air. Voir la musique nous invite à un voyage thématique à travers une sélection d’œuvres – dont une majorité entre la Renaissance et la fin du XVIIIème siècle d’où notre intérêt. Il s’agit d’un survol de l’art occidental du XVIe au XXe siècle, ce que le titre ne rend pas de manière suffisamment explicite. Les amateurs d’art antique ou médiéval, d’art contemporain (voire même d’art romantique car le XIXème est assez peu présent) en seront pour leurs frais. Et étonnamment, une unique sculpture vient parsemer cette galerie d’art pictural : la Cantoria de Luca della Robbia.
Même avec ce champ restreint, la matière demeure immensément vaste et l’on s’émerveille de la multiplicité des styles, et des époques. L’auteur a choisi des axes simples et non exhaustifs :
- Mythes : origine et pouvoir de la musique
- Religion : puissance sacrée de la musique
- Objets : matérialité de la musique
- Acteurs ; statuts du musicien
- Lieux : contexte et sociabilités musicales
- Concepts : œil intérieur et sonorité visuelle.
Cet habile découpage permet d’allier les types de musique (profane, sacrée), les époques (des représentations allégoriques à cet « œil intérieur » qu’on ignorera délibérément pour ne pas s’égarer chez Kandinsky), les genres (mythologie, portraits de musiciens, natures mortes, scènes de genre) et l’auteur alterne avec fluidité les commentaires d’œuvres en un joyeux pêle-mêle chronologique, et des précisions d’histoire de la musique bienvenues et souvent absentes des ouvrage habituellement dédiés à la peinture.
Ainsi, l’Orphée & Euridice de Rubens conduit Florence Gétreau à rappeler les opéras de Peri, Monteverdi ou Rossi. Mieux encore, la question récurrente que nous nous posons souvent en face de représentations de partitions glissées ça et là est quasi systématiquement traitée : l’on découvre enfin avec régal que le Putto chantant de Laurent de la Hyre (1649) tient en main une chanson à boire bien réelle et identifiable : il s’agit de « J’ay pris de moy-mesme campos » de Guillaume Michel (publié chez Ballard en 1647). De même les très intrigants et peu connus Deux casiers de bibliothèque avec des livres de musique de Giuseppe Maria Crespi recèlent 42 ouvrages provenant presque tous de la bibliothèque du Padre Martini, classés par genre et aux titres tous identifiables malgré les abréviations ! Autre exemple des analyses extraordinairement rigoureuses et détaillées, le célèbre portrait de groupe de La Barre et autres musiciens d’André Bouys où la vie de chacun d’eux est brièvement évoquée, de même que les factures instrumentales (comme une délicate flûte en ivoire à clef d’argent). Et l’on pourrait poursuivre à l’envie : contemplant le portrait du Prince Ferdinand de Médicis et des musiciens de sa cour d’Anton Domenico Gabbiani, la musicologue invite le lecteur à repérer une rare lira da gamba à 13 cordes, précisant même qu’elle est bien mentionné dans l’inventaire de 1700 des 118 instruments du prince.
De même, l’auteur décrypte le langage symbolique sous-jacent des natures mortes ou compositions allégoriques : du célèbre Louis XIV parmi les attributs des Arts et des Sciences de Jean Garnier, il est d’abord rappelé que le Roi est peint dans un ovale et paraît entouré de fruits et de plusieurs instruments de musique pour signifier dans un sens allégorique l’abondance du royaume et l’harmonie des parfaits accords qui se rencontrent dans le gouvernement de l’Etat » (Discours de réception à l’Académie Royale de Peinture de Garnier par G. Guillet de Saint-Georges, le tableau étant le morceau de réception du peintre). Mais la musicologue note que le choix judicieux des instruments représentés : la guitare (dont le Roi jouait), un dessus et une basse de viole (rappelant la Chambre du Roi), un violon (pour évoquer les Vingt-Quatre Violons du Roi, appelés aussi La Grande Bande ou encore Les Violons ordinaires de la Chambre du Roi, hélas dissous en 1761), et enfin, à l’écart, une musette plus anecdotiques musicalement, mais dont la portée pastorale et pacifique illustre bien les plaisirs de la paix. Là encore, Florence Gétreau remonte le fil et dévide la pelote : elle remarque ainsi que le tableau date de 1672, année même de la parution de la « Méthode pour la musette » de Borjon de Scellery [NdlR : en réalité, le titre complet de ce petit ouvrage est le Traité de la musette, avec une nouvelle méthode pour apprendre de soy-mesme à joüer de cét instrument facilement & en eu de temps, à Lyon, chez J. Giron & B. Rivière] et que l’exemplaire parvenu jusqu’à nous d’une musette du facteur lyonnais Lissieux mentionné dans le Traité, avec sa riche décoration d’ivoire et ébène, ressemble fort à celle du tableau.
Pour voyager un peu et quitter le royaume des lys, égarons-nous dans le chapitre sur les « portraits de dilettantes » qui regroupe à la fois des portraits curiaux, ou d’artistes, jouant de la musique. Si les analyses sont ici plus brèves, elles fourmillent d’une vitalité curieuse et érudite : tout le monde connaît la Joueuse de Guitare de Vermeer, de sa période tardive plus géométrique, aux lumières plus tranchantes, aux drapés presque géométriques. Mais avez-vous remarqué que le petit doigt de la main droite repose bien sur la table d’harmonie, tandis que la main gauche est nettement plus relâchée, conformément aux traités de l’époque ? Que le Titien, commanda au début des années 1540 un orgue portatif à l’illustre facteur Alesandro Trasuntino en échange d’un portrait? [NdlR : et que ce n’est donc pas un hasard si les premières Vénus accompagnées de musiciens conservées au Prado et à la Gemäldegalerie de Berlin (datées d’entre 1548 à 1555) représentaient Vénus et un joueur d’orgue avant que les tableaux similaires plus tardifs en reviennent à un galant joueur de luth.]
Ces quelques citations montrent la richesse du propos sur le volet musical, à la fois sur les compositions, les compositeurs, les instruments, le contexte historique et de création. Elles sont réductrices, car elle ne montrent pas le cheminement très structuré et pourtant fluide de l’ouvrage, et les allers-retours du panorama entre œuvres célèbres incontournables, et productions plus confidentielles mais très informatives. De surcroît, l’œil aiguisé de Florence Gétreau garantit un très haut niveau de qualité en termes de beauté formelle et de plaisir esthétique des tableaux présentés, quelque soit les signatures, et avec une variété des écoles et des genres. Rassembler un tel aéropage dans les limites éditoriales et avec un équilibre entre les axes n’a pas dû être une mince affaire. Bien entendu, l’on pourrait reprocher un focus très occidental, mis à part quelques estampes japonaises, mais il aurait fallu un collectif d’auteurs et une format en plusieurs tomes. Un incontournable pour tous les amateurs de musique et de peinture, qu’on préfèrera posséder idéalement dans sa version originale reliée et sous coffret, car le maniement de cette réédition demeure malaisé et le thermocollage fragile vu le poids de l’ouvrage.
Viet-Linh Nguyen
Étiquettes : livre, peinture Dernière modification: 7 janvier 2023