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“Retrouver cette nouvelle manière de chanter” (Jacopo Peri, Préface de l’Euridice, Florence 1600)

“E vivete lieti.”

Page de titre du livret de l’Euridice de Peri (1600) conservé à la München, Bayerische Staatsbibliothek – Source : Wikimedia Commons

 

Nous avons évoqué longuement la naissance de l’opéra avec l’Orfeo de Monteverdi, à la fois lors de notre entretien avec Leonardo Garcia-Alarcon, ou de notre enquête sur les lieux de la première représentation mantovane (1607). Mais sans rouvrir un débat musicologique nourri, d’autres ébauches marquantes ont précédé ou suivi de près l’Orfeo dont l’admirable Euridice de Jacopo Peri (Florence, 1600), celle de Caccini (Florence – 1602) ou la riche et concise Daphne de Marco da Gagliano (Mantoue – 1608) [puisqu’on a perdu celle de Peri (1597)]. Quelques années plus tôt, les fastueuses noces de Ferdinand Ier de Médicis et Christine de Lorraine avait éclot de la magnifique Pellegrina, intermezzi à plusieurs brillantes mains (Peri, Caccini, Malvezzi, Archilei, Cavalieri, Marenzio, Caccini, de Bardinon) dramatiquement abouti mais que d’aucuns considèrent comme un proto-opéra, et qui fut représentée en 1589 au palais Pitti de Florence. Mais revenons à l’Euridice. C’est toujours à Florence, et encore pour fêter des noces, cette fois-ci par procuration, d’Henri IV et de Marie de Médicis que Peri – avec quelques airs de Caccini –  compose cette Euridice en un prologue et six scènes, qui sera jouée le 6 octobre 1600, dans la Sala Bianca du Palazzo Pitti  devant Ferdinand Ier de Médicis, grand duc de Toscane et Christine de Lorraine, princesse de Lorraine, en présence de Marie de Médicis elle-même, le cardinal légat et une noble assemblée d’Italie et de France, dont le Duc de Bellegarde, Grand Ecuyer, représentant le Roi de France. Puisque Vincenzo Gonzague était présent, peut-être Monteverdi assista t-il à la représentation de cette inspirante  “Musiche sopra l’Euridice di  [Ottavio] Rinuccini” ? Peri tint lui même le rôle d’Orphée et le neveu de Michel-Ange construisit les multiples décors : « une grande arcade illuminée comme en plein jour et, dans des bois superbes, les statues de la Poésie et de la Musique ; puis un désert aride avec des roches et des marais ; puis la cité infernale de l’Hadès en flammes sous un ciel de cuivre ; puis à nouveau, dans son harmonie paisible, le premier tableau ». La partition fut éditée en 1601, chez Giorgio Marescotti, et l’on détient également les livrets imprimés de la représentation. L’œuvre fut remontée en 1608 à Venise, et dans une version révisée en 1616 à Bologne.

D’un point de vue musical, l’Euridice est déjà un essai abouti qui ne surprendra guère les auditeurs de l’Orfeo. L’œuvre implique une succession d’airs solistes, de duos et de chœur, alternant de manière très fluide des passages plus ou moins dramatisés et donc plus ou moins chanté “à la nouvelle manière” en fonction des affects avec un tactus non fixe. Aussi est-il intéressant de livrer à nos lecteurs de larges extraits de la Préface du compositeur, qui explique sa démarche expérimentale, et notamment le fait – paradoxal – de “retrouver cette nouvelle manière de chanter” perçue comme héritée des Anciens mais dont la transmission s’était perdue. Pour ceux qui souhaiteraient approfondir le sujet, une version intégrale bilingue de la Dédicace et de la Préface est disponible sur le site de l’Université Paris 8

 

Aux lecteurs

Avant de vous offrir ces musiques qui sont miennes, j’ai estimé qu’il convenait de vous faire savoir ce qui m’a conduit à retrouver cette nouvelle manière de chanter vu que de toutes les opérations humaines, la raison doit être le principe et la source, et qui ne peut la transmettre aisément donne à penser qu’il agit par hasard. Ainsi chez Emilio del Cavaliere, avant que chez tout autre, que je sache, notre musique fut entendue sur Scène. Elle plut également aux Messieurs Iacopo Orsi et Ottacio Rinuccini (à la fin de l’année 1594) pour qui j’écrivis librement une musique sur sa fable de Daphné, composée par lui, pour donner une simple preuve de ce que pouvait être le chant à notre époque. J’ai vu ainsi qu’il s’agissait de poésie dramatique, et que pourtant on devait imiter par le chant celui qui parle (et sans aucun doute, on n’a jamais parlé en chantant) et j’estimais que les anciens grecs et romains (qui selon l’opinion de beaucoup chantaient les Scènes de Tragédie entières) utilisaient une harmonie qui, devançant celle du parler ordinaire, descendait de la mélodie de chanter et prenait une forme de médiatrice. Et c’est la raison pour laquelle nous observons dons ces poésies le lambe, qui ne s’élève pas, comme l’hexamètre, mais, néanmoins s’avance au delà des frontières des raisonnements familiers. Et ainsi, laissant toute autre manière de chanter, entendue jusqu’ici, je me dédiai tout entier à rechercher l’imitation que l’on doit à ces poèmes. Et je considère que cette sorte de voix, qui fut assignée au chant chez les anciens, et qu’ils appelaient diastématique (presque retenue, et soupesée) pouvait d’une part se presser, et prendre un cours plus tempéré dans les mouvements du chant suspendus et lents, et dans les mouvements du discours (de la parole) plus expédiés et rapides et s’accommoder à mon propos (comme les anciens l’accommodaient, en lisant les poésies et les vers héroïques) s’approchant du raisonnement.

Et ceci parce qu’ils devaient être chantés par des personnes dépendant de lui, ces airs devant être lus comme sa composition, et édités après que mon œuvre fut représentée à sa très Chrétienne Majesté.
Recevez là donc simplement, aimables lecteurs, bien que je ne suis pas arrivé là où il semblait pouvoir le faire (le respect de la nouveauté ayant freiné mon cours).
Appréciez là. Peut-être adviendra-t-il une occasion où je vous offrirai une chose plus parfaite de celle-ci. J’ai cependant le sentiment d’avoir fait beaucoup, ouvrant le chemin à d’autres valeurs, qui pourront aller vers la gloire, où il ne m’est pas donné de pouvoir parvenir. Et j’espère que l’utilisation des ”false” jouées et chantées sans peur et discrètement (et ayant plu à tant d’hommes valeureux) ne vous seront pas ennuyeux surtout dons les airs plus tristes et graves d’Orfeo, d’Arcetro et de Dafne, représentée avec beaucoup de grâce par Iacopo Guisti, jeune homme de Lucca.
Et vivez heureux.

Avertissement
Sur la partie de la basse, le dièse conjoint du 6 donne la sixte majeure, la mineure étant sans le dièse lequel, quand il est seul, est le signe distinctif de la tierce ou de la dixième majeure. Et le bémol de la tierce ou de la dixième mineure. Et on ne le met jamais sinon sur cette note, où il est indiqué, quoique n’étant plus sur une même corde.

Jacopo PERI, Préface de la partition originale de l’Euridice (traduction extraite du livret du remarquable enregistrement dirigé par Mireille Podeur, Les Arts Baroques, Maguelone MAG 358415)

 

 

Étiquettes : , , , Dernière modification: 9 juin 2022
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