Cardinal Jules Mazarin (1602-1661)
Bréviaire des Politiciens
Traduit du latin par François Rosso
Présenté par Umberto Eco
Arléa, 2007 pour l’édition concernée. 135 pages.
« Pace ! Pace ! » Surgissant monté sur un âne[i] et brandissant selon certains un crucifix dans une main et une liasse de feuillets dans l’autre, un jeune représentant du Pape Urbain VIII s’élance en ce 26 octobre 1630 entre l’armée de Louis XIII et les troupes espagnoles, empêchant in extremis le choc des deux armées sous les murs de Casal, dans un énième épisode de la guerre de succession de Mantoue, reflet des rivalités dynastiques et hégémoniques de la Guerre de Trente ans.
Celui qui vient ainsi d’audacieusement s’élancer arguant d’un traité de paix mettant (temporairement) fin aux hostilités se nomme Giulio Mazarini, est âgé de vingt-huit printemps et l’Histoire retiendra qu’il s’en fallut presque d’un éternuement d’arbalétrier pour que la carrière du jeune diplomate ne s’achève précocement. Ce coup d’éclat devait rendre célèbre le jeune diplômé de droit canon de modeste extraction, démontrant s’il le fallait ce que les carrières politiques doivent souvent à l’audace et parfois à la chance.
Trente ans plus tard, c’est dans la forteresse de Vincennes qui accueille le dernier matin de Mazarin. Ne se déplaçant plus que porté sur une chaise depuis déjà plusieurs mois, prématurément vieillard mais n’ayant pas encore atteint la soixantaine, traité pour ses crises de goutte par des cataplasmes au crottin de cheval, Mazarin meurt le 9 mars 1661, à 58 ans, après plus de trois décennies à fomenter les intrigues les plus diverses, à donner feu de tout bois sur les terrains diplomatiques et dans les alcôves de cour, s’attirant haines ou bonne grâces de tout ce que l’Europe compte de personnages importants.
Il aura vaincu la Cabale des Importants, traversé Fronde Parlementaire et Fronde des Princes, redessiné la géopolitique européenne à la faveur des traités de Westphalie (1648) et des Pyrénées (1659), aura accru sa fortune dans les mêmes proportions qu’il aura causé des revers à celle des autres, aura été un collectionneur compulsif et un mécène souvent avisé. En musique, il fut ne l’oublions pas le principal artisan de l’introduction de l’opéra italien à la cour, faisant traverser les Alpes à Francesco Cavalli ou à la soprano Leonora Baroni. Autant de facettes d’une personnalité à la fois secrète et exacerbée qu’il serait à la fois trop long et vain de résumer en ces lignes.
Le créateur de la bibliothèque Mazarine ne laisse littérairement rien à sa mort, si ce n’est une correspondance avec Anne d’Autriche qui fit beaucoup causer pour de peu littéraires raisons, de nombreuses signatures au bas d’actes administratifs et près de 5000 mazarinades écrites ou chantées à ses dépens (dont certaines du Cardinal de Retz ou de Paul Scarron). Paradoxalement la popularité dont jouit encore son nom provient du portrait au vitriol croqué par Alexandre Dumas dans Vingt Ans Après (1845) et Le Vicomte de Bragelonne (1847), couronné de manière posthume prince des fourbes et roi des intrigants. Le machiavélique portrait que Dumas dresse de Mazarin, repris maintes fois par le septième art, sera l’occasion de quelques beaux rôles de composition pour acteurs souhaitant le temps de quelques plans revêtir la toge rouge, de François Périer à Philippe Torreton en passant par Luigi Proietti, Gérard Depardieu ou Jean Rochefort.
Mais relever le paradoxe d’un amoureux des arts ne connaissant la gloire littéraire que de manière posthume et à ses dépens est sans doute aller un peu vite en besogne. En 1684, soit plus de vingt ans après la mort de Mazarin, un éditeur de Cologne publie en latin un opuscule rapidement traduit en plusieurs langues et intitulé Bréviaire de Politiciens, et qui ne tarda pas à être attribué à l’illustre Cardinal.
Jules Mazarin et la Bibliothèque Mazarine, Gravure de Robert de Nanteuil (1623-1678), datée de 1659.
Metropolitan Museum of Art. Wikimedia Commons.
Pierre Assouline, dont l’érudition et la vivacité de plume ne sont plus à démontrer assène pertinemment et audacieusement dans son Dictionnaire Amoureux des Ecrivains et de la Littérature (2016) que Umberto Eco fut finalement l’homme d’un seul livre, Le Nom de la Rose (1980), s’étant ensuite perdu en perdant ses lecteurs dans un salmigondis de références absconses, au commun des mortels incompréhensibles[i]. Nous ne sommes pas loin de le suivre, mais amenderons tout de même le propos en soulignant l’éclairant propos de Umberto Eco dans la présentation qu’il rédige au Bréviaire des Politiciens à l’occasion de la réédition de l’ouvrage par les éditions Arléa en 2007.
La récente onction démocratique adoubant l’actuel occupant du palais élyséen, de même que les courbettes souvent vipérines que vont se faire pour encore quelques semaines les aspirants à la députation redonnent une actualité assez savoureuse aux pages de Mazarin, qui tendent il faut bien le dire à une certaine universalité. Patrick Rambaud, qui dépeint de sa verve saint-simonienne les petits et grands travers de la politique française depuis maintenant quinze ans (cf. Chronique du règne de Nicolas 1er, et autres avatars parus) nous régalerait à coup sûr en commettant une biographie du grand Mazarin tant l’homme d’alcôves au regard narquois semble toiser ses semblables avec une désabusement ironique que ne renierait sans pas l’homme de plume. L’idée est lancée et si l’un de nos lecteurs connaît l’auteur de La Bataille, nous le prions de bien vouloir faire passer le message.
Mazarin compose son propos de maximes, aphorismes ou encore sentences, toujours courtes, souvent assenées, selon un procédé dans l’air de son temps, à la manière d’un La Rochefoucauld et ses Réflexions ou sentences et maximes morales (1665) ou encore d’un La Bruyère. Structuré, son discours l’est, constitué notamment d’une première partie portant haut le propos. Connais-toi toi-même, titre-t-il ! Et alors que nous pourrions nous attendre à une injonction à l’auto-analyse un brin freudienne et nombrilique, notre homme centre son propos sur l’analyse du regard que l’on renvoie. « D’abord, examine-toi physiquement. As-tu le regard insolent, la jambe ou le cou trop raide, le sourcil qui fronce, les lèvres trop molles, la démarche trop lente ou trop pressée ? S’il en est ainsi, il faut te corriger. […] Demande-toi dans quelles occasions tu as tendance à perdre le contrôle de toi-même, à te laisser aller à des écarts de langage ou de conduite. » Pas d’introspection chez Mazarin, uniquement de la communication.
Et très vite d’enchaîner, Et connais les autres. Là encore, non par altruisme, mais par intérêt. Mazarin n’en fait aucunement mystère quand il avance que : « La maladie, l’ivresse, les banquets, les moments de détente et de rire, les jeux d’argent, les voyages, bref, toutes les circonstances où les esprits ont tendance à se débrider, ou les cœurs s’ouvrent, et où, pourrait-on dire, les fauves se laissent attirer hors de leur gîte, te seront autant d’occasions de recueillir des renseignements précieux sur les uns et les autres. ». Jamais d’émotion chez Mazarin, toujours du calcul. Mazarin louvoie, détourne l’attention, subjugue au besoin pour mieux arriver à ses intentions, Machiavel après l’heure, à la fois disciple et continuateur quand il conseille : « Conduis les gens, sans qu’ils s’en aperçoivent, à te raconter leur vie. Le meilleur moyen pour y parvenir est de faire semblant de raconter la tienne. Ils te confieront comment ils ont réussi à abuser les autres, ce qui sera fertile d’enseignement pour interpréter leur comportement actuel. Mais de ta vie à toi, naturellement, prend garde de ne rien dévoiler. » Pour le moins implacable !
Eclatante première partie, resserrée sur à peine plus d’une dizaine de pages, posant les fondements d’un Mazarin intriguant et narcissique, froid, calculateur mais également d’une acuité sans espérance, d’une lucidité désenchantée. S’ouvre alors la seconde et moins brève partie du bréviaire, environ cent-dix pages, révélant un déséquilibre de structure accréditant l’idée portée d’un ouvrage en fait compilation de pensées, recueil de citations originellement orales, voire d’un texte apocryphe qui serait plus une habile variation sur le caractère de Mazarin que pages du Cardinal.
Qu’importe, la jubilation et la clairvoyance l’emportent, et se suivent maximes et conseils de longueur variée, tranchées et affirmées comme des axiomes : « Si tu veux t’attirer la sympathie du peuple, promets personnellement à chacun des gratifications matérielles : c’est cela qui touche ; les gens du peuple sont indifférents à la gloire et aux honneurs. » Et dire que certains cherchent encore à définir le populisme. Pensez avant de parler, lisez avant de penser titre Fran Lebowitz dans un ouvrage récent (2022). Un axiome que nombreux devraient suivre. Habile, Mazarin mesure déjà les effets pervers de la communication, et surtout de l’exposition de soi-même dans un culte dont on ne peut sortir grandit. En cela, il se fait analyste et anticipe certaines dérives de l’absolutisme royal sous Louis XIV et autres dérives actuelles, suggérant utilement « que personne n’assiste à ton lever, à ton coucher, ni à tes repas ». Evidence qui semble tomber sous le sens, mais qu’il est toujours utile de rappeler. De l’utilité de Mazarin en entreprise, qui rappelle également que « quelles que soient tes fonctions, sache que tu peux toujours t’attirer les bonnes grâces d’un supérieur en lui assurant des profits. Quant aux inférieurs, il vaut toujours mieux faire preuve de mansuétude à leur égard, même si elle n’est qu’apparente, plutôt que de rigueur excessive. »
Tout bon libraire vous le dira, cela fait déjà quelques années que son chiffre d’affaire n’est plus porté par le rayon de la littérature, encore moins la bonne que la mauvaise, mais par celui des ouvrages estampillés dans la catégorie du Développement Personnel, ouvrages ayant vocation à tenter de combler les angoisses existentielles et le nombrilisme de leurs lecteurs tout en permettant aux libraires de survivre et à l’industrie papetière de perdurer. Ne dévoilons donc pas trop qu’un court ouvrage vieux de trois cent cinquante ans les contient tous, avec en plus ce qu’il faut de hauteur hautaine et de profondeur narquoise pour le rendre absolument jubilatoire. Mazarin, avec La Rochefoucauld et quelques rares autres, arrivant à être toujours pertinent, le plus souvent en moins de signes qu’il en existe dans un tweet, l’actualité prouvant depuis quelques années que la rapidité de la diffusion est souvent une bonne alliée d’une pensée qu’il aurait été utile de garder pour soi.
La mort de Mazarin. Tableau de Paul Delaroche (1797-1856). Huile sur toile (57 x 90 cm), datée de 1830.
Londres, Collection Wallace. Wikimedia Commons.
Laissons au lecteur le plaisir de découvrir tout le corps de l’ouvrage, mais toutefois ne résistons pas au plaisir de souligner une fois encore la très grande actualité du texte, capable d’aphorismes que certains des récents candidats à la magistrature suprême auraient été bien avisés de suivre : « le centre vaut toujours mieux que les extrêmes. », « l’homme heureux est celui qui reste à égale distance de tous les partis. », « quand un parti est nombreux et puissant, même si tu n’en es pas, n’en dis jamais de mal. ».
Umberto Eco souligne très justement dans sa présentation qu’écrit aux grandes heures de l’absolutisme et de l’apparente verticalité et rigidité du pouvoir, le Bréviaire des Politiciens est un texte dont est quasiment absent tout appel à l’usage de la violence en politique. Le lecteur attentif relèvera que pour Mazarin la violence, si jamais elle doit intervenir en dernier recours, se doit d’être utilisée par personne interposée, il en va de la préservation de sa propre légitimité. Eloge de la simulation, et plus encore de la séduction, le Bréviaire des Politiciens s’avère au final hautement démocratique, véritable traité de la persuasion et de l’art d’amener autrui à vous suivre. Un traité, efficace au risque d’être un peu glaçant, qui peut aussi se lire comme une mise en garde sur les dérives possibles du système démocratique et du charisme en politique, à ranger avec les meilleurs chapitres de Tocqueville et Nolte sur le sujet.
Eclairant, Mazarin n’est pourtant pas le premier en ce milieu du dix-septième siècle à s’approprier la thématique de l’essai sur l’exercice du pouvoir. Balthazar Gracian avec l’Homme de Cour (1647) et Torquato Accetto avec De la dissimulation honnête (1641) se sont emparés du sujet. Plutôt ignorés en leurs temps, les deux ouvrages durent attendre le vingtième siècle pour être redécouverts, le second grâce à la perspicacité de Benedetto Croce. Recueil de principes de philosophie morale, le livre de Gracian nous invite plutôt à modérer de manière prudente nos comportements afin de faciliter la nécessaire vie en société. Ainsi, pour épouvantablement en synthétiser le propos par un terme aussi fourre-tout qu’actuel, Gracian a vocation à faciliter le vivre-ensemble. Son Homme de cour est un éloge de la modération, même quand son corolaire est le renoncement à une partie des ambitions. Accetto, dont il ne sera pas inutile de souligner qu’il passe une grande partie de sa vie comme italien dans une Naples dominée par les aragonais, rédige plus un traité de la dissimulation, celle-ci devant intellectuellement permettre de vivre en milieu hostile. Modération et dissimulation, deux termes que Mazarin récuserait à coup sûr, en apôtre qu’il fut de la simulation, caméléon prêchant à son auditoire ce que ce dernier veut entendre, véritable algorithme en soutane pourprée.
Alors, de Mazarin ou pas ce Bréviaire des Politiciens ? La question ne semble pas tranchée et au fond elle n’est pas très importante. S’il n’est pas lui, mais d’un compilateur ou anonyme ayant été proche du grand homme, nous ne pouvons que nous prosterner devant l’acuité du regard, la synthèse de la pensée. Voici un auteur inconnu ayant fait une analyse du méandreux italien qui aurait sans doute plu au docteur Freud et la cohorte de ses suiveurs. S’il est bien de la plume du Cardinal, se dernier révèle en plus d’une pensée brillante, un art consommé de la confession spirituelle, révélant, même de manière posthume, un esprit aussi rationnel que pragmatique, aspirant son auditoire et l’emprisonnant, comme l’eau l’est par un catavothre arcadien.
Un ouvrage éclairant, qui pourra peut-être s’assimiler à de la pornocratie morale pour les plus angéliques de nos lecteurs, mais ravira les petits Mazarin sommeillant chez les autres, qui savent que quel que soit le bulletin qu’ils glissent dans l’urne, ils votent toujours un peu pour le Cardinal italien. D’ailleurs, Mazarin aurait-il désavoué un de ses compatriotes du vingtième siècle, plusieurs fois ministre et Président du Conseil de la péninsule, maintes fois soupçonné de complicité avec la mafia, Giulio Andreotti qui assenait dans un aphorisme rendu célèbre par le cinéma que « le pouvoir n’use que ceux qui n’en ont pas. ».
Pierre-Damien HOUVILLE
[i] Pour ceux qui crieraient déjà au blasphème nous nous permettons de retranscrire ci-dessous la citation exacte : « Umberto Eco : Ecrivain largement surévalué enseveli à sa mort sous une coulée européenne de superlatifs. Un malheur lui était arrivé dont aucun universitaire ne se serait remis : Le succès. Après un malicieux et inspiré Nom de la Rose, il écrivit des romans de plus en plus ennuyeux et inintelligibles de la masse des lecteurs qui lui firent fête. Dans l’un d’eux, la résolution de l’énigme figurait in fine en latin non traduit. Au fond, un hypermnésique dont la culture finissait par assommer l’interlocuteur épuisé par son verbe, capharnaüm d’idées et de références. A l’écrit comme à l’oral. »
[i] D’autres narrateurs de la scène évoquent un cheval. Nous laisserons le lecteur juger en fonction de l’accent burlesque qu’ils souhaitent donner à la scène.
Étiquettes : Mazarin, Pierre-Damien Houville Dernière modification: 23 mai 2022
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