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“C’est un peu comme si les deux mondes – l’ancien et le nouveau – se tendaient la main” : entretien avec Leonardo García Alarcón, à propos de l’Orfeo de Monteverdi

Leonardo García Alarcón, avril 2017 © Jean Baptiste Millot

 

On ne présente plus Leonardo García Alarcón, claveciniste, organiste, assistant de Gabriel Garrido, directeur musical de la Cappella Mediterranea qu’il a fondée, indéfrichable découvreur et coloriste auquel on doit notamment la résurrection du Diluvio Universale de Falvetti (Ambronay éditions) ou encore de l’Eliogabalo de Cavalli. Le chef a accepté de nous consacrer un peu de temps, autour de sa vision de l’Orfeo, un Orfeo magnifique, longuement muri, dont nous avions chroniqué l’enregistrement superlatif paru chez Alpha. Enthousiaste et détendu, érudit sans être pédant, Leonardo García Alarcón déroule pas à pas les actes de cette œuvre séminale.  Au bout de plus d’une heure et demie de conversation à bâtons rompus, seul l’appel de la pause déjeuner parvient à rompre le charme de ce passionnant voyage initiatique.

 

 

1. Tactus, instrumentarium et ornements

Viet-Linh Nguyen (Muse Baroque) : vous avez mûri cet Orfeo pendant toutes vos tournées, ce qui frappe c’est la luxuriance, le sens du théâtre combiné à certains passages très madrigalesques, un Orfeo à la croisée entre recitar cantando et madrigal.

Leonardo García Alarcón : Évoquer l’Orfeo nécessite d’abord de définir le maniérisme, c’est-à-dire l’exacerbation du geste, l’abandon des figures et proportions grecques, comme l’a fait Michel-Ange. Cette exacerbation est très perceptible dans l’art plastique, elle est moins bien définie en musique, mais c’est bien de cette rupture qu’il s’agit.

Voyez le stile concitato présent dans le VIIIème Livre des madrigaux de Monteverdi (1638). On se situe dans un monde à part, qui n’est plus celui de la Renaissance, mais qui n’est pas encore celui du baroque tel qu’il apparaîtra dans Il Ritorno d’Ulisse in Patria (1641) et L’Incoronazione di Poppea (1642). Pour en revenir à la Mantoue de 1607, c’est un laboratoire avec différentes écoles ! On y trouve Orazio Vecchi [NdlR : qui innova en la matière avec Le Veglie di Sienna et l’Amfiparnasso], Adriano Banchieri qui inventa la comédie madrigalesque avec La Barca di Venetia per Padova (1605). En face, il y avait les encore plus modernes Monteverdi, Caccini ou Peri. Ce dernier allait jusqu’à dire que le contrepoint était le fruit du diable !

L’invention de l’opéra, ce n’est pas seulement celle du recitar cantando. C’est celle du personnage, doté d’un nom propre. Je veux dire par là que l’opéra ramène au centre de la scène une seule ligne, à la différence du madrigal où cinq personnes assument une seule émotion. Monteverdi est l’homme de la synthèse. Dans la Préface de son VIIIème Livre de Madrigaux, il explique avoir pratiquement inventé la colère en musique avec le « stile concitato » :

« J’ai observé que nos passions, ou affections de l’âme, sont au nombre de trois principales, c’est-à-dire la colère, la tempérance et l’humilité ou supplication, comme l’ont affirmé les meilleurs philosophes, ce que l’on retrouve dans la nature de notre voix, qui peut être haute, basse et médiane, mais aussi dans l’art de la musique, clairement codifié par les trois termes ‘concitato’ (animé), ‘molle’ (doux) et ‘temperato’ (tempéré). Or, si j’ai trouvé dans les compositions du passé les genres ‘molle’ et ‘temperato’, je n’ai pu retrouver aucun exemple du genre ‘concitato’ (…) »

Pour ce genre, il requiert une nouvelle vitesse, et donc l’usage de la famille des violons, et non des violes de gambe. Mais il ne laisse en dehors de ce style nouveau aucun des styles existants à cette époque.

Je crois donc que penser l’Orfeo comme l’alliance du recitar cantando et d’un nouvel usage des instruments accompagnant la voix serait réducteur. A mes yeux, Monteverdi est un grand orchestrateur. Il convoque une richesse musicale, la richesse musicale la plus grande qui soit, pour bâtir un décor sonore, et ce, pour la première fois dans l’histoire de la musique. Il faudra ensuite attendre Rameau ou la Symphonie fantastique de Berlioz pour être aussi audacieux que Monteverdi !

Raphaël, fresque du Parnasse (détail de la partie centrale figurant Apollon), Chambre de la Signature du Palais du Vatican – Source : Wikimedia Commons

Dans la partition imprimée [NdLR : dans la première édition par Ricciardo Amadino en août 1609 dont quatre exemplaires sont arrivés à nous], Monteverdi nous indique comment utiliser les groupes d’instruments pour transmettre une émotion particulière : par exemple, pour le climat pastoral, il prévoit des flûtes et des « violini alla francese ». Ces derniers sont peut-être des pochettes de maîtres à danser, telles qu’il aurait pu en entendre lors de son voyage à Spa. Cela désigne également le style de composition « alla francese » que Monteverdi a décrit ailleurs. Par exemple, dans le Confitebor tibi de la Selva Morale e Spirituale, qui est écrit de manière syllabique, sans accent toniques, avec des notes répétées et symétriques, Monteverdi évoque un style  « alla francese ».

Pour les Enfers, les instruments seront les sacqueboutes, les cornets et la régale. Pour Orfeo, ce serait en principe la lyre, ou plutôt la lira da braccio, glissement qu’on voit déjà dans la représentation d’Apollon par Raphaël, plus tard le lirone. Monteverdi va encore plus loin et choisira la harpe, la nouvelle lyre, avec sa grande tessiture et sa capacité dynamique unique.

M.B. : Mais vous avez introduit un dulcian qui ne figure pas dans la liste des instruments de la partition imprimée…On y lit si je ne m’abuse et en suivant l’ordre de la partition imprimée : « deux clavecins, deux contrebasses de viole, dix violes, une harpe double, deux violini piccoli alla francese, deux chitarrones, deux orgues positifs (organi di legno), trois basses de viole, quatre trombones, un orgue regale, deux cornets, une flûte alla vigesima seconda, un clarino et trois trompettes avec sourdines. Mais… point de dulcian !

Extrait de la première édition de l’Orfeo (Ricciardo Amadino, Venise, 1609)

L.G.A. : Même s’il n’est pas mentionné en tant que tel, le dulcian fait partie de la famille des flûtes, on le comprenait ipso facto comme une flûte basse ; ce n’est pas un instrument à part, on raisonnait alors en familles d’instruments ou consorts.

M.B. : Vous n’avez pas utilisé les sourdines des trompettes dans la Toccata ? Pourtant elles sont bien mentionnées dans la partition même si  (« tre trombe sordine ») et elles permettent de faire passer les trompettes d’ut majeur en ré majeur ce qui facilite l’enchaînement avec la ritournelle en ré mineur…

L.G.A. : C’est parce qu’on l’a interprétée avec une trompette aiguë et une famille de quatre sacqueboutes !

M.B. : Et dans le Prologue, les trombones surgissent brièvement quand on évoque les Enfers, à la quatrième strophe !

L.G.A. : En effet, j’ai pris là quelques licences dramaturgiques, comme autant de clins d’œil aux connaisseurs. Ainsi, quand La Musica parle des Enfers, elle en incarne la puissance, celle du Royaume du Pluton, et les Enfers surgissent grâce à l’évocation des sacqueboutes ! Bien sûr, Monteverdi ne l’aurait pas joué comme cela, mais il en aurait souri (rires).

M.B. : Lors des représentations mantovanes, il y avait deux castrats, le castrat florentin Giovanni Gualberto Magli (La Musica, Proserpina) et le castrat soprano Girolamo Bachini (Euridice). Vous n’avez pas été tenté de confier l’un des rôles à un sopraniste ou un contre-ténor ?

L.G.A. : Dans l’Italie de l’époque, les contre-ténors ou voix de fausset étaient des voix d’alto utilisées essentiellement en musique sacrée. Et quant aux castrats… un sopraniste d’aujourd’hui n’est pas un castrat ; le castrat est une espèce disparue !

M.B. : Les ornements et improvisations sont très présents, notamment dans le continuo et y compris sur les instruments de dessus…

L.G.A. : Tout à fait, nous suivons la pratique du temps, décrite par exemple par Ludovico Viadana en 1607, année même de l’Orfeo. Dans la pratique de la Renaissance, les violons, les flûtes et autres instruments de dessus ornementent également. Mes musiciens sont très habitués à l’art de l’improvisation ; toutefois j’ai écrit moi-même les ornements pour le Prologue de la Musica.

2. L’œuvre pas à pas

Leonardo García Alarcón, mai 2018 © Vincent Arbelet

L.G.A. : Depuis le premier acte jusqu’à l’arrivée de la Messagiera au second, je conçois l’Orfeo comme une représentation des fastes de la Renaissance, c’est le monde merveilleux de La Pellegrina [NdlR : représentée lors des noces de Ferdinand Ier de Médicis et Christine de Lorraine en 1589 au palais Pitti de Florence]. C’est un monde apollinien, régi par un tactus fixe.

Et puis la Messagiera arrive, et le maniérisme (je préfère ce mot plutôt que celui de « baroque ») surgit : à travers les intervalles, à travers les dissonances et le tempo, l’émotion est exaltée. C’est un peu comme un manifeste en faveur de la manière moderne, celle de Caccini et de Peri dont je parlais plus tôt.

M.B. : Donc si je vous comprends bien : recitar cantando = tactus flottant moderne, et madrigal = tactus fixe ?

L.G.A. : C’est plus complexe que cela ! Le tactus qui bouge, on le doit à l’invention du madrigal ; d’ailleurs Frescobaldi signale qu’il faut jouer à l’orgue comme on joue les madrigaux modernes, ce qui montre l’influence du pouls du madrigal sur les autres répertoires… Et puis justement, après le récit de la Messaggiera, il y a le chœur du « Ahi caso acerbo ! » qui reprend la même musique que la Messaggiera mais qui devient un grand madrigal à cinq voix. On voit donc bien que ce n’est pas comme si la monodie remplaçait le madrigal, les deux coexistent.

M.B. : Ce n’est donc pas une évolution, où le madrigal ancien se voit chassé par la monodie moderne ?

L.G.A. :  Pas une évolution rectiligne du moins… Si l’on prend le fameux Lamento d’Arianna. La première version est monodique, extraite d’un opéra disparu [NdLR : l’air se retrouve dans deux éditions pirates en 1623 parues à Venise et Orvietto]. C’est la version la plus ancienne, appartenant à l’opéra Arianna (1609). Elle est composée pour soprano et basse chiffrée. Puis, il existe une version madrigalesque à cinq voix, publiée par Monteverdi en 1614 dans son VIe Livre de Madrigaux. Enfin, il y a une version à nouveau monodique publiée en 1640 ou 1641, dans la Selva morale e spirituale, sous le nom d’ Il Pianto della Madonna a voce sola sopra il Lamento d’Arianna. Vous voyez qu’il s’agit de la même musique, avec une chronologie des genres musicaux quasi-inversée…

M.B. : Comment choisissez-vous d’abandonner ou non le tactus fixe selon les sections ? En fonction du style d’écriture ?

L.G.A. : Je crois qu’il faut être très attentif, à la fois au style mais surtout à l’émotion provoquée par le texte. Ce sont les émotions qui déterminent le discours musical, et qui conduisent l’interprétation de la partition. Monteverdi l’explique très bien à propos de son Lamento della Ninfa : la nymphe chante sur une basse obstinée, mais comme son émotion la submerge, elle doit chanter en rubato (ou en sprezzatura comme le décrit Caccini dans ses Nuove Musiche pour définir cette manière de chanter). En revanche, les trois autres personnages, qui observent la nymphe se lamenter, doivent respecter le « tempo della mano », le « temps de la main », c’est-à-dire la mesure qui est battue, le tactus fixe.

M.B. : Donc pour une même scène, on peut avoir à la fois tactus fixe et variable ?

L.G.A. : Exactement. Je prends un exemple, l’acte II avec la Messagiera. Pour le « D’onde vieni? ove vai? Ninfa, che porti? » d’Orfeo, je procède à un accelerando graduel, d’abord chez Orfeo puis auprès des autres personnages. Au départ, les Bergers qui ne se rendent pas encore compte de l’annonce tragique chantent à tempo fixe, comme quand ils disent « Questa è Silvia gentile ».

M.B. : Y a-t-il des indications dans la partition ?

L.G.A. : Non, Monteverdi n’a pas explicitement écrit les affects dans la partition de l’Orfeo. C’est à nous de les déduire des états d’âme des personnages, qui influent ainsi le tactus.

La Cappella Mediterranea et le Chœur de Chambre de Namur © Aline Paley

M.B. : Vous avez particulièrement soigné ces scènes de l’acte II, très intenses et complexes…

L.G.A. : C’est magnifique, c’est un manifeste de tous les types de madrigaux écrits depuis le XVème siècle ! On y trouve un lamento à deux, des madrigaux à cinq parties, des chœurs à sept voix. Et puis, je pense que cet acte est absolument génial d’un point de vue dramaturgique, en particulier le changement d’esprit des Bergers qui passent de personnages banals assistant à une célébration de mariage à deux acteurs tragiques dans une transformation cathartique jamais vue dans aucune pièce et ce jusqu’à Da Ponte et Mozart ! C’est une évolution soudaine comme dans la catharsis grecque, une purification. Ces deux bergers sont l’une des plus grandes réussites de l’Orfeo, c’est le Caravage et son clair-obscur, ce sont deux êtres qui fêtent et qui souffrent avec la même intensité pour ces deux émotions contraires.

M.B. : Nous arrivons aux Enfers…

L.G.A. : Avant cela, il y a le départ de la Messaggiera et la puissance du silence. Le plus touchant, c’est la réaction d’Orfeo à son message. Il y a là une part de tendresse et d’amour que je trouve si émouvante. C’est un Orfeo qui dit textuellement à Euridice : « Je serai à tes côtés en compagnie de la mort ». Quand quelqu’un part de ce monde, je me souviens de cela.

La sinfonia en sol mineur, avec sa gamme ascendante à la basse et descendante à la voix de soprano sur une gamme moderne, c’est un peu comme si les deux mondes – l’ancien et le nouveau – se tendaient la main. Cette musique ferme ce deuxième acte douloureux.

Voilà donc Orfeo seul, accompagnée de La Speranza, qui est une figure allégorique. Elle n’est donc pas touchée par une émotion humaine et chante à tempo fixe, même si dans la fameuse phrase  « Lasciate ogni speranza » reprise du texte de la Divina Comedia de Dante, je lui permets de varier très légèrement.

M.B. : Nous arrivons aux Enfers…

L.G.A. : Et ils sont défendus par ce Charon avec sa regale. Il est étonnant. Avec la regale, on ne peut pas faire d’arpèges, pas comme avec la harpe, le clavecin, les luths… Ici on joue plaqué, et avec ce son nasillard, une sorte de haut larynx écourté qui incarne le monstre. Mais j’ai quand même eu beaucoup de doutes sur l’accompagnement et j’ai tenté trois versions : l’une avec un grand continuo très fourni et la régale, l’une avec la regale et instruments de basse, l’autre enfin avec la regale seule. Et bien l’idée originale de Monteverdi a gagné, et c’est celle avec la regale seule, telle qu’écrite, qui nous a convaincu le plus, car cet instrument joué seul provoque un changement de couleur dans le timbre du chanteur. Et puis, en concert où l’on a utilisé la regale seule, même dans de grands théâtres, eh bien, on l’entend parfaitement !

M.B. : Parlez-nous du fameux « Possente Spirito », de 153 mesures en 5 strophes qu’on considère souvent comme le premier air de l’histoire de l’opéra…

L.G.A. : On le dit, mais on dit tant de choses ! Par exemple, on dit que l’aria da capo fut inventée dans les années 1650-1660 à Naples. Mais le « In questo lieto » de l’Orfeo, c’est déjà un da capo ! Dans l’Orfeo, il y a déjà des leitmotive, des reprises de figures. C’est le cas dans le « Rendetemi il mio ben » que Monteverdi a fait répéter trois fois (répétition qui ne figure pas au livret), en une belle figure rhétorique de confirmatio.

Le « Possente spirito », c’est à mon avis un hommage explicite à Giulio Caccini et à sa manière d’orner. Rasi [NdLR : le ténor qui interpréta Orfeo lors de la création] ou Caccini étaient de grands monodistes, capables d’improviser une grande variété des ornements typiques de l’époque [NdlR : giri da voce, passagi, note ribattute, autres diminutions…].

Si la Messagiera représente la nouveauté de la monodie accompagnée, paradoxalement, le « Possente spirito » utilise les moyens vocaux de La Pellegrina, ceux des années 1580-90, et Monteverdi avait les plus grands chanteurs de l’époque à sa disposition pour l’interpréter.

M.B. : D’ailleurs, Monteverdi a prévu une version alternative plus facile, sans autant d’ornements…

L.G.A. : C’est un air très virtuose, que peu d’artistes peuvent bien chanter. Il y a en outre la force de l’asymétrie : Caccini écrit de manière symétrique, on peut presque prévoir les développements de ses ornements. Ce n’est pas le cas de Monteverdi, qui est insaisissable. Il faut lire la partition de près pour ne pas se tromper, même si on l’a déjà chanté mille fois, tant il nous surprend !

M.B. : Étonnamment, chez Pluton & Proserpine, on trouve une scène très intime, presque tendre.

L.G.A. : Il y a une grande sensualité entre Pluton et Proserpine. Je ne suis qu’un humble mathématicien, face aux nombres. Je vois des numéros placés sur la basse avant de lire le texte. Ces numéros représentent l’ADN du compositeur : ce sont les intervalles. Or, Monteverdi a écrit pour Proserpine plein de neuvièmes, la dissonance de la douceur, je dirai qu’il y en a 14 ou 15…

Cette Proserpine chante dans le style sensuel sicilien, d’ailleurs elle est sicilienne [NdlR : selon la mythologie latine, Cérès, mère de Proserpine, aurait habité à Enna en Sicile et Proserpine aurait été enlevée près du lac, au centre de la Sicile ; son culte fut très répandu sur cette île]. C’est elle qui produit les saisons, lorsqu’elle remonte visiter sa famille au printemps. On retrouve dans sa manière de s’adresser à Pluton des accents de chansons strophiques populaires.

C’est la jeune fille de quinze ans kidnappée, plutôt que la déesse, qui s’est montrée à moi. Elle dit à Pluton : « Souviens-toi, je suis à tes côtés, et j’ai abandonné mon monde pour te suivre. ». Lorsqu’on a enregistré ce passage et trouvé un chemin juste pour développer cette esthétique, les musiciens avaient les larmes aux yeux.

M.B. : Mais en termes de sensualité et de douceur, il y a tout de même Eurydice !

L.G.A. : C’est vrai, mais je me suis toujours senti très mal de voir que dans l’Orfeo, Orfeo et Euridice ne se rencontrent pas vraiment ! Je me plains de Striggio, en sachant que c’est aussi cette non-rencontre qui fait la force de son œuvre (sourire).

J’ai voulu transmettre là-aussi par de petites dissonances la douceur de ses derniers mots, rendre hommage à son amour et à ses chagrins, à cette union au-delà de la mort, permise grâce à la musique. Musique, mémoire, mort. La Musique comme la Mémoire permet de lutter contre la Mort. Tout ce que Monteverdi écrit dans le passage d’Orfeo aux Enfers, avec ses asymétries, ses accélérations, ce n’est déjà plus du maniérisme, c’est déjà du baroque, on arrive chez Cavalli ou un Legrenzi avec l’écriture typique de la Renaissance.

Portrait de Claudio Monteverdi (1567-1643), détail © Alfredo Dagli Orti, The Art Archive/ Museo Correr, Venise

M.B. : Accélération que confirme le dernier acte…

L.G.A. : Oui, le dernier acte, c’est celui du « Lamento d’Orfeo ». Dommage qu’on ne l’appelle pas encore comme cela, pour le distinguer de tous les autres. Si l’Orfeo avait été perdu, comme Arianna, et qu’on avait simplement retrouvé cette partie, je suis sûr qu’on l’aurait déjà baptisé comme cela.

Monteverdi sait très bien qu’il est l’inventeur de la seconda prattica, et il met dans ce lamento des attaques de dissonances constantes, et il choisi pour ce lamento des dissonances attaquées sans préparation pour appliquer son invention. Il y a aussi les effets d’écho « derrière la toile ». Monteverdi a voyagé au-delà de Mantoue, il imagine le grand théâtre, il voit au-delà de son temps.

Enfin, Apollon survient, et il s’adresse à Orfeo et lui dit : « calme-toi, arrête tes bêtises » c’est-à-dire « arrête de te comporter comme un être dionysiaque, arrête de te comporter comme un être humain, redeviens un dieu ». Orfeo reprend alors un tempo plus fixe, une harmonie plus stable, sans dissonances, qui nous mène au duo final « Saliam », à tactus fixe. Ce duo est virtuose : comme l’écrit Monteverdi dans ses lettres, seuls les dieux et les rois font des coloratures, mais c’est un chant raffiné, élégant, pas de la virtuosité gratuite. Tiens, cela me fait songer à Cavalli, qui arrêta de composer au moment où la mode des castrats s’est répandue, lui qui voyait cela comme une démonstration frivole de l’interprète.

M.B. : Est-ce que vous regrettez qu’on ait perdu la musique de l’autre fin alternative, celle où Orfeo se fait lacérer par les Bacchantes et qui figure dans le livret imprimé ?

L.G.A. : Le finale, celui de la partition conservée, c’est la Moresca, une danse, comme une ouverture vers la fête, vers le bal qui suit la représentation.  Je ne pense pas qu’on ait perdu une autre version. La seule version composée et connue, c’est celle qu’on possède. Il faut attendre Didon & Enée pour un finale tragique à l’opéra. Striggio a composé un premier livret tragique, mais on ignore si Monteverdi a composé sur ce texte. On ne peut pas s’empêcher de penser à Mozart qui a dû rajouter un finale plus moralisateur après la descente de Don Giovanni aux Enfers.

M.B. : Une dernière question : quelle sera la suite de vos projets montéverdiens ?

L.G.A. : Je monte L’incoronazzione di Poppea l’année prochaine au festival d’Aix-en-Provence, je l’avais dirigée à Genève avant même l’Orfeo, en 2009. Et je prépare aussi un Ritorno d’Ulisse in Patria pour 2023-2024 !

M.B. : Leonardo García Alarcón, merci infiniment pour cet entretien.

 

Propos recueillis le vendredi 1er octobre.

 

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