Rédigé par 18 h 04 min CDs & DVDs, Critiques

Paroles en Grâce (Mazzocchi, Prima le Parole, Les Traversées Baroques, Meyer – Accent)

« Prima le Parole »

Domenico Mazzocchi
Madrigali a cinque voci (1638)

Uscite à mille, à mille,
Passacaglie Dialogo à tre,
Di marmo siete voi,
Verginelle,
O Tempeste,
Aprite il seno,
Lidia ti lasso, O Dio,
Chiudesti i lumi,
Hor che gli armenti,
Su da’monti,
Pian piano,
Hor che sepolto,
Dolci godete,
O se poteste mai

Capucine Keller, Dagmar Saskova, Anne Magoët, sopranos
Maximiliano Banos, alto
Vincent Bouchot, François-Nicolas Geslot, ténors
Renaud Delaigne, Alejandro Meerapfel, basses

Béatrice Linon, violon
Judith Pacquier, cornet à bouquin
Liselotte Emery, cornet et flûte,
Monika Fischaleck, basson et flûte,
Marion Martineau, Christine Plubeau, viole de gambe,
Matthias Spaeter, théorbe,
Magnus Andersson, théorbe et guitare,
Giovanna Pessi, harpe,
Laurent Stewart, clavecin et orgue

Les Traversées Baroques,
Direction Etienne Meyer

 1 CD, Accent, 2022, 58′

Plus de quinze ans déjà que Les Traversées Baroques nous invitent régulièrement à quelques pas de côté vers la découverte d’œuvres et compositeurs qui, par mésestime ou simple oubli, ont déserté le champ des programmes de disques, où n’apparaissent qu’en queue de concert. C’est assurément le cas de Domenico Mazzocchi (1592-1665), compositeur romain né dans les états pontificaux (à Civita Castellana précisément, dans la province de Viterbe, où un orchestre s’honore de son nom), évoluant dans la myriade d’artistes bénéficiant des largesses évergétiques des prélats attachés à la Curie, notamment concernant Mazzocchi les cardinaux Ippolito Aldobrandini (Pape sous le nom de Clément VIII, connu pour avoir autorisé le café en Europe) et Maffeo Barberini (le futur Urbain VIII, qui lui œuvra à faire condamner Galilée). Une vie éloignée des tourments de la matérialité terrestre, toute consacrée à la musique, Mazzocchi composant notamment nombre de motets et d’oratorios, souvent considérés comme perdus de nos jours.

Tel n’est pas le cas de ces Madrigali a cinque voci, recueil de vingt-quatre pièces, dont sont extraits les quatorze morceaux du présent enregistrement. Si l’Italien est peu présent dans les discothèques, il n’en est pas moins déjà abordé par une discographie de haut vol quoique mince, qui se concentre avec sensibilité sur l’opéra (la superbe Catena d’Adone, chez Alpha, 2012) ou ses pièces sacrées, à l’exemple des Sacrae Cantiones gravées par René Jacobs (Harmonia Mundi, 1991) où se croisent les noms de Barbara Borden, Andréas Scholl ou encore Christophe Rousset au clavecin. Un recueil de madrigaux que le compositeur publia en 1638, soit concomitamment au plus connu Huitième Livre de Madrigaux (Madrigali Guerrieri e Amorosi) de Monteverdi, qui publia le sien à Venise. Il existe également un CD plus confidentiel de madrigaux des Paladins (Pan Classics) d’une noblesse lumineuse et douce.

Mais revenons en cette année faste de l’an de grâce 1638, où ces madrigaux de Mazzocchi, composés alors que le genre périclite au profit notamment de l’opéra et de la cantate, participent à révéler une période de césure dans l’écriture musicale italienne, et s’avèrent un plaisir d’écoute constant. Les Traversées Baroques dévoilent une musique toute en variété d’écriture, s’offrant des chemins de traverse déroutant de modernité et d’où se dégage, loin de l’image d’uniformité parfois attachée au genre, une énergie et une vitalité réconfortante, à l’image du Uscite à mille, à mille introductif, d’une choralité ample et souple où déjà se remarque la clarté du chœur féminin, secondé par la présence, forcément plus discrète mais essentielle à la temporisation, du chœur d’hommes. En habitué qu’il est de cette période du répertoire Etienne Meyer emporte sa phalange dans une voie respectueuse de la tonalité générale de ces œuvres, s’écartant à la fois d’une intériorité exacerbée et sacrificielle comme d’élans de maniérisme appuyés, s’attachant au contraire à rendre palpable tout le relief des chœurs, le positionnement des voix et la richesse d’un accompagnement musical, qui, s’il reste toujours discret dans les compositions de Mazzocchi, n’en est pas moins primordial, s’invitant parfois par petites touches, comme un soulignement, ou comme un accompagnement plus léger, presque mélodique, à l’égale de l’une des voix du madrigal.

Au sein d’un ensemble où se retrouvent des compagnons de route (notamment les sopranos Capucine Keller et Anne Magouët, la basse Renaud Delaigue ou Judith Pacquier au cornet à bouquin) s’épanouit une même capacité à faire corps tout en préservant intacte la capacité d’expression de chaque instrumentiste ou chanteur. Synergie particulièrement perceptible sur le Passaglie Dialogo à tré, aux très beaux entremêlements des chœurs, où l’on relèvera à la fois un accompagnement aux cordes grainées et le bel éventail chromatique des voix de soprane, sur une partition de Mazzocchi se distinguant par la rigueur de sa structure et la pureté claire des lignes mélodiques. Avec un final comme un chant, une ode où derrière la voix théorbe et guitare entament une quasi conversation aux tonalités marquées, révélant la maitrise et la personnalité des compositions de Mazzocchi, anticipant les effets de contraste qu’il mettra plus tard en œuvre dans sa musique de scène.

Si Mazzocchi est aussi capable de compositions au classicisme un peu passé et ennuyeux, à l’exemple du Di marmo siete voi qui ne semble là que pour révéler par contraste l’originalité des autres pièces, on appréciera le caractère éminemment entraînant  des franches attaques vocales du chœur féminin de sa Verginelle, elles même rehaussées par une mélodieuse flûte introductive contribuant à porter cette pièce vers des accents de pastorale, comme une Astrée italienne à laquelle semble répondre la bien plus martiale introduction au basson du O Tempeste, avec un chœur masculin massif, puis soudain apaisé et silencieux, avant que se fasse entendre, troisième sommet de ce triptyque un très émouvant chœur mixte soutenu au cornet, accompagné au clavecin, dans lequel Mazzocchi parvient sublimement à mettre en musique l’expressivité d’un texte dû à Giovanni Ciampoli, Nous verrons, oui, nous verrons, la Vierge invaincue, qui brisera l’horrible tête, du dragon du Styx avec le pied .

Mazzocchi, au-delà de ses œuvres, participa aussi à l’évolution de l’écriture musicale, contribuant fortement à enrichir dans ses partitions la palette des nuances d’intensité d’une note pour en modifier l’intensité ou le volume. Une attention qui se relève parfaitement dans l’écriture de nombre de ses compositions, à l’exemple du Chiudesti i lumi, plaintif, aux note étirées, exaltant la puissance de sentiments douloureux dans une très belle expressivité musicale, précision d’écriture que nous retrouvons également dans le Pian piano, avec ce chœur mixte tout en suspensions maitrisées.

Une précision dans l’intensité des notes et un accompagnement musical très présent dans certaines des partitions qui participent à une émancipation de Domenico Mazzocchi des règles formelles du madrigal, sensible sur la vitalité du chœur féminin du Su da’monti, croisé avec une flûte affirmée et un texte qui n’est pas exempt de quelques perceptibles taquineries. Une modernité qui surgit encore dans l’écriture très scénique du Hor che sepolto avec ses chœurs caverneux, rompant soudainement pour s’ouvrir à des tonalités plus festives, plus colorées, une dimension que nous retrouvons aussi sur le Dolci godete sur lequel le cornet apporte toute sa chaleur, sa coloration et sa capacité d’entrainement.

Une incursion dans les madrigaux tardifs de Domenico Mazzocchi qui s’avère une complète réussite pour les musiciens des Traversées Baroques, qui trouvent dans ce répertoire matière à nous entraîner à la découverte d’une facette du compositeur par trop délaissée, en révélant toute la personnalité, la saveur et la modernité.

 

                                                                                               Pierre-Damien HOUVILLE

Technique : enregistrement très équilibré, lignes vocales claires et lisibles

Étiquettes : , , , , , , , Dernière modification: 7 septembre 2023
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