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Puissantes (Héroïnes, Il Caravaggio, Delaforge – Château de Versailles Spectacles)

Héroïnes cantates françaises

Jean-Baptiste Morin (1677-1745)
Ouverture

Louis Antoine Dornel (1680-1765)
Le Tombeau de Clorinde, cantate à une voix et symphonie

Nicolas Racot de Grandval (1676-1753)
Airs sérieux et à boire (1709), J’ai languy sous vos dures lois

Jean-Baptiste Lully (1632-1687)
Ballet des amours déguisés (1664), Plainte d’Armide

Elisabeth Jacquet de la Guerre (1665-1729),
Céphale et Procris (1694)

Anonyme,
Chanson béarnaise, Une fillette de quinze ans

Michel Pignolet de Montéclair (1667-1737)
La Morte di Lucretia, cantate à une voix et symphonie (1728)

Anonyme
Ballet de la Reine (1609)

Victoire Bunel, mezzo-soprano
Anna Reinhold, mezzo-soprano
Guilhem Worms, baryton-basse
Roxana Rastegar, violon
Pierre Eric Nimylovycz, violon
Ronald Martin Alonso, viole de gambe
Benjamin Narvey, théorbe et guitare baroque

Ensemble Il Caravaggio
Camille Delaforge, clavecin et direction

1 CD digipack, Château de Versailles Spectacles, 2023, 58′

Voici un enregistrement qui avant même sa première écoute ravit, à la seule lecture des noms des compositeurs égrenés dans le livret. Jean-Baptiste Morin y côtoie Louis Antoine Dornel ; Nicolas Racot de Grandval précède Elisabeth Jacquet de la Guerre, à laquelle succède Montéclair…Autant de noms croisés, entrevus, aux mieux évocateurs mais au final bien peu connus, qui sont déjà un appel à la curiosité, une invitation à la découverte. Au milieu de ceux-là, Lully, auréolé de toute sa postérité, fait presque figure d’invité de marque un peu encombrant.

Nous n’en attendions pas moins de Camille Delaforge et de Il Caravaggio qui déjà en 2021 avait avec Madonna Della Grazia (Klarthe) offert une bien belle incursion dans la musique italienne du Seicento, faisant résonner les notes, outre d’une pléiade d’anonymes, des discrets Giovanni Felice Sances, Giovanni Antonio Rigatti et de quelques-uns de leurs contemporains. Au-delà de Camille Delaforge au clavecin et à la direction, nous retrouvions déjà quelques noms faisant la force du présent enregistrement, de la mezzo Anna Reinhold au baryton-basse Guilhem Worms, en passant par Benjamin Narvey à la guitare baroque et ici également au théorbe.

Héroïnes, autant évocation de la puissance inspiratrice de quelques figures féminines que d’une certaine addiction, explore donc les récits mis en musique de caractères féminins dont la narration prend ses sources aussi bien dans la cantate française que dans la chanson populaire, en passant par l’air de cour ou la tragédie lyrique. La Femme, puissante et matrice de l’action, comme un fil d’Ariane (dont la figure, curieusement, n’est pas convoquée) qui pourrait sembler aussi contemporain que peu subtilement opportuniste s’il ne révélait au fil des plages la constante qualité des œuvres choisies, révélant quelques très belles pages de la musique française des XVIIème et XVIIème siècles, que nous les devions à un homme…ou à une femme.

La mythologie, grecque en particulier (mais concédons par avance toute remarque qui pourrait nous être faite sur le sujet par les exégètes des mythologies nordiques), s’avère un réservoir danaïdien de figures féminines héroïques, guerrières et sacrificielles, éplorées ou vaillantes, quand elles ne cumulent pas tous ces attributs. Céphale & Procris, amants mythiques tourmentés par les froides intrigues de Borée sont les sujets de la première œuvre composée pour l’opéra de Paris par une femme, Elisabeth Jacquet de la Guerre (1665-1729), claveciniste reconnue et prolixe compositrice qui avec cette œuvre au livret un brin terne (signé Joseph-François Duché de Vancy) devait connaître un insuccès public certain, l’un des nombreux de la saison 1693-1694 qui voit également l’échec de la grandiose Médée de Charpentier.

Pourtant, la musique d’Elisabeth Jacquet de la Guerre, lullyste à bien des égards, recèle de biens beaux airs, que la voix de Victoire Bunel, claire et sensible, vient sublimer, à l’exemple de ces lieux écartés, calmes et propices à l’exaltation des sentiments les plus intimes. Lullystes, les partitions d’Elisabeth Jacquet de la Guerre ? Indéniablement, mais tout de même bien que moins que celles de Jean-Baptiste, qui avec son Ballet des Amours déguisés (1664) offre à nos oreilles une certaine quintessence de ses premières années de gloire. Donné au Palais Royal le 13 février, dansé par le Roi, on pouvait aussi selon les écrits de sa mère, y admirer parmi les nymphes maritimes une jeune fille de dix-sept ans, Françoise-Marguerite, future Madame de Grignan. C’est présentement à Anna Reinhold de faire démonstration d’une palette expressive séduisante dans la longue plainte d’Armide, affirmée dans le Ah ! Rinaldo, e dove sei, capable des plus belles modulations et d’une souplesse remarquable dans le Ahi, che sen vola lunge da me, traduisant toute la détermination d’une héroïne parmi les plus belles figures de femmes puissantes de l’opéra français de cette époque.

Changement de registre avec le salutaire premier enregistrement du Tombeau de Clorinde (1723) de Louis Antoine Dornel (1680-1765), cantate à une voix sur laquelle la tessiture de Guilhem Worms, grave, profonde, stable et émouvante, à la diction très audible, fait merveille, magnifiant une partition d’où nous retiendrons un caverneux récitatif Dans l’horreur d’un combat, un douloureux et émouvant aria La clarté du jour m’est ravie et le très court, mais enlevé et entraînant Si Tancrède échappe à leurs coups, aux traits de violons vifs, secs et nerveux, une affirmation de style autant qu’un effet de scène.

Art de la cantate profane que nous retrouvons chez Michel Pignolet de Montéclair (1667-1737), cette fois aussi portée par Victoire Bunel avec La Morte di Lucretia (1728), une partition à l’indéniable influence italienne, d’où se dégage une vitalité joyeuse du récitatif Ma folle ! e che vaneggi, sur lequel la mezzo-soprano déploie de belles variations vocales, à la fois ample et dextre, se fondant parfaitement dans ce type de répertoire et la confirmant comme l’une des voix les plus intéressantes du paysage baroque actuel, capable de montrer sensible, émouvante et ô combien touchante dans le Dove vai, crudo spietato ?.

Comme un triptyque des registres dédiés aux héroïnes, l’enregistrement s’aventure aussi sans s’égarer dans les méandres de la chanson populaire d’où nous retiendrons deux jolies curiosités, le J’ai languy sous vos dures lois, tiré des Airs Sérieux et à Boire (1709) de Nicolas Racot de Grandval (1676-1753), musicalement un peu décevant de classicisme, mais permettant aux trois chanteurs de beaux entremêlements de timbres, et une anonyme chanson béarnaise Une fillette de quinze ans, charmante complainte sur laquelle Guilhem Worms vient nous rappeler que déjà dans la première moitié du dix-huitième siècle la question des sorties nocturnes des adolescentes pouvait être un sujet de tensions familiales.

Voici donc un florilège de pièces très judicieusement choisies et magnifiées par leurs interprètes, incursion réussie point du tout uniformément héroïque tant elle séduit par sa délicatesse et ses contrastes, reflet de la sensibilité de la musique française du début du dix-huitième siècle trop souvent écartée entre la splendeur raide louis-quatorzienne et les mignardises du Bien-Aimé.

                                                                       Pierre-Damien HOUVILLE

 

Technique : prise de son claire et fidèle, très équilibrée, digne des habitudes dans ce domaine des enregistrements de Château de Versailles Spectacles.

Étiquettes : , , , , , Dernière modification: 31 août 2023
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