Rédigé par 7 h 57 min CDs & DVDs, Critiques

Leclair de lune (Elite de bons mots, Beggar’s Ensemble, Lusson – Flora)

Elite de bons mots

Jean-Marie LECLAIR (1697-1764)
Ouverture (extraite de la Première recréation de musique d’une exécution facile composée pour deux flûtes et deux violons, Op.6)
Concerto pour violon n°1 en Ré mineur Op.7
Concerto pour violon n°2 en Ré majeur Op. 7

Concerto pour violon n°6 en Sol mineur Op.10
Chaconne (extraite de la Deuxième recréation de musique d’une exécution facile composée pour deux flûtes et deux violons, Op.6)

Jean-Baptiste BARRIERE (1707-1747)
Sonate n°6 en sol mineur, Op.10

The Beggar’s Ensemble :
Augustin Lusson : violon solo et direction
Louise Ayrton, David Rabinovici, Tatsuya Hatano : violon / alto
Yuka Saïto, viole de Gambe
François Gallon : violoncelle (chez Barrière)
Matthieu Lusson : violone / viole de gambe
Youen Cadiou : contrebasse
Daria Zemele : clavecin 

1 Cd digipack, enr. au TAP de Poitiers en juin 2021, Flora, 71’37.

“C’est Leclair qu’on assassine”, aurait-on voulu écrire, tant le mot était tentant, face à cette “élite de bons mots” dont nous gratifie le Beggar’s Ensemble auquel on ne parvient qu’à reprocher le choix graphique de la pochette, aux arlequins espiègles et dansants bien trop réducteurs face à l’inventivité de ces pièces. On pourra aussi regretter l’insertion d’un concerto pour violoncelle de Barrière, là où d’autres concertos du même compositeur et du même opus, voire des œuvres pour violon de Guignon ou Guillemain auraient permis d’avantage de cohérence programmatique.

L’enregistrement débute par une ouverture, et se conclut par une chaconne, théâtralisant le parcours à la manière d’une tragédie lyrique, ou plutôt d’une comédie-ballet. Si l’ouverture sonne un brin étriquée et aigre dans ses aigus, on goûte la vivacité rythmique, le sens des couleurs, la mesure des tempos, la musicalité du geste. Le reste n’en sera que meilleur. Confessons notre préférence chez Leclair pour les sonates davantage que les concertos. Pour la noblesse nostalgique des sonates du Livre I (1723) plutôt que les Opus VII (1737) et X (1743) très italianisants, sans doute influencés par Locatelli qu’il visita en Hollande et qu’on présente souvent comme les premiers véritables concertos pour violon français. Qu’importe le flacon, car la suite de cette sélection procure l’ivresse. Point celle, avinée et approximative, d’une fin de soirée qui s’étiole, mais le plaisir de la dégustation, de l’immédiateté du bon goût, de la découverte des nuances lors des écoutes renouvelées. Par rapport à la rendition de Stradivaria (Accord), cet opus VII lorgne plutôt du côté de la sonate de par les effectifs et la lisibilité des parties que du concerto jouant des oppositions entre soli et tutti. Ce parti-pris dégraissé et incisif permet aux interprètes une agilité virtuose de tous les instants.

L’Allegro du Concerto n°1 en ré mineur laisse à l’archet diaboliquement délié d’Augustin Lusson le soin de lutter avec les démons aux archets non moins acérés de Louis Ayrton, David Rabinovici & Tasuya Hatano. La complexité du contrepoint contrebalance les tempi excitants, l’excès de sève et de notes est contrebalancé par un irrésistible élan, et la fulgurance italianisante refuse, même dans l’Aria, un cantabile doux au profit de la sécheresse douce-amère d’une nostalgie qui déchante et qui vire parfois au rustique expérimental. Le Vivace final virevolte comme la rengaine, sautille comme un moineau, avant que la basse bien fournie n’étaye les violons (une viole de gambe ou violone, une contrebasse et un clavecin, excusez du peu) et que les arpèges presque rageurs ne s’enchaînent.

Le deuxième concerto, toujours en ré majeur, se fait d’abord onctueux clapotis, presque alangui, assez vivaldien, perlé d’un clavecin hédoniste de Daria Zemele, le langage y est plus franc, plus ouvert, plus scandé, plus optimiste, plus martelé. On y gagne en lisibilité – presque haendélienne dans certains effets d’échos – ce qu’on y perd en tourments. L’ampleur du premier mouvement (Adagio – Allegro ma non troppo) permet au compositeur de bâtir un monde en soi, s’enfonçant peu à peu dans des méandres insoupçonnés, de digressions en digressions. Certains accents réminiscents des sonates du Livre IV se glissent, et avec une maestria consommée le Beggar’s Ensemble nous emporte vers un stylus phantasticus, camouflé sous les oripeaux de la modernité dans un développement d’une liberté formelle et musicale sans pareille. Iakovos Pappas a ainsi beau jeu dans ses notes de programme de fustiger avec sa verve caustique habituelle les commentateurs de toute sorte : “Je ne cesserai de répéter, et même tonner, que les idées n’appartiennent à personne ; que les parthénogénèses sont une fables pour enfants et que l’important est le traitement que reçoivent ces dites idées et non leurs origines. Par ailleurs, chercher à savoir si tel ou tel autre motif est d’origine vivaldienne, étrusque ou chaldéenne, c’est perdre de vue le postulat qu’un compositeur français à écrire des concertos, c’est bien de composer une musique d’aspect italien”.  N’empêche, à entendre l’Adagio évocateur et son clavecin luthé, son balancement de sicilienne, son violon au lyrisme tendre et presque pathétique, on aurait juré que l’ombre du Prete Rosso s’imprimait sur les murs de la lagune avec la netteté lunaire du pinceau d’Hugo Pratt. L’Allegro conclusif nous rend à un monde grouillant et chantant. 

L’on regrettera que le programme soit interrompu par l’irruption de Jean-Baptiste Barrière et sa sonate n°6 pour violoncelle. Non que nous n’apprécions pas Barrière. Mais le contraste en termes d’instrument et de style rompt l’unité d’un enregistrement dont on aurait sans doute préféré qu’il soit consacré intégralement à l’opus VII. Le violoncelle de François Gallon, s’avère éloquent et sombre, l’Adagio appuyé ouvre sur un Allegro plus bondissant quoique ferme, l’Andante est livré à un tempi un peu trop allant qui nuit à la beauté mélodique flottante d’une page touchante et pudique. Enfin la Giga Allegro, mesurée et élégante, tire la révérence d’une séquence intéressante mais dispensable.

Retour à Leclair. Concerto n°6, opus X. Une oeuvre ambitieuse, protéiforme, incroyablement difficile pour le soliste, mouvante pour l’auditeur et où l’Allegro ma poco de près de 9 minutes constitue un monument violinistique et orchestral à l’étoffe des héros. L’Andante glissant et empli de doubles cordes douloureuses nous rappelle à quel point Leclair est maître dans l’art de changer les climats et dépeindre les affects en un chiaroscuro subtil auquel les musiciens rendent un hommage appuyé, sans craindre de s’écarter d’une lecture plus “facile” ou charmeuse, assumant les ruptures de ton et les zones d’ombre ou les détours inavoués. 

Enfin, la Chaconne conclusive, ample et orchestrale, sans majesté empesée, ne conclut rien. Forme ternaire, cyclique, éternel et hypnotique renouvellement, soupoudrée de manière espiègle de quelques harmonies bizarres, elle est à la fois sortie opératique, manifeste français, et Leclairerie finale. Et à écouter the Beggar’s Ensemble, on applaudit Shakespeare : il n’y a que les mendiants qui puissent compter leurs richesses.

 

 

Viet-Linh NGUYEN

 

Étiquettes : , , , , , , , Dernière modification: 9 octobre 2022
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