Rédigé par 13 h 35 min Concerts, Critiques

Kaléidoscope (Duron, Coronis, Perbost, Auvity, Druet, Le Poème Harmonique, Dumestre – Opéra Comique, 14 février 2022)

Coronis © Stefan Brion / Opéra Comique

Sebastian DURON
Coronis

Coronis : Marie Perbost
Triton : Isabelle Druet
Protée : Cyril Auvity
Ménandro : Anthea Pichanick
Sirène : Victoire Bunel
Apolo : Marielou Jacquard
Neptuno : Caroline Meng
Iris et ensembles vocaux : Eugénie Lefebvre
Marta et ensembles vocaux : Stephan Olry
Danseurs et acrobates : Alice Botelho, David Cami de Baix, Elodie Chan, Caroline Le Roy, Ely Morcillo, Michaël Pallandre

Le Poème Harmonique

Direction musicale : Vincent Dumestre
Mise en scène, chorégraphie : Omar Porras  
Décors : Amélie Kiritzé – Topor
Costumes : Ateliers MBV Bruno Fatalot
Lumières : Mathias Roche
Accessoires : Laurent Boulanger
Maquillage, coiffure : Véronique Soulier-Nguyen
Production Théâtre de Caen | Coproduction Opéra Comique, Opéra de Limoges, Opéra de Rouen, Opéra de Lille, Le Poème Harmonique

Représentation du 14 février 2022, Opéra Comique, Paris.

De l’art de la mesure à l’âge de la césure. Ainsi pourrions qualifier Coronis, véritable rareté composée par l’espagnol Sébastian Duron (1660-1716), dont le moins que l’on puisse dire est qu’il jouit de ce côté des Pyrénées d’une renommée inversement proportionnelle à son talent, bien qu’il s’éteignît à Cambo, au pays basque, qui devait par la suite accueillir les derniers jours d’un autre monument de la musique espagnole, Isaac Albéniz (1860-1909).

De mesure il en sera tout le temps question dans cette représentation de Coronis, donné jusqu’à jeudi à l’Opéra-Comique, sous la baguette de Vincent Dumestre et dans une mise en scène en tous points remarquables de Omar Porras. Initiée par le théâtre de Caen en 2019 et déjà donnée aux opéras de Limoges, Rouen et Lille, cette production devait initialement passer par Paris en 2020, avant que quelques mesures sanitaires ne viennent donner à ce programme un léger contretemps, et que s’achève la tournée pendant quatre représentations flamboyantes à l’Opéra Comique.

Coronis © Stefan Brion / Opéra Comique

Le Siècle d’Or espagnol trouve en cette œuvre, créée entre 1701 et 1706 une suspension sublime, une partition intense que vient magnifier une mise en scène aussi adéquate qu’inventive. Soit Coronis (Marie Perbost, voix claire, juvénile et grâce ancillaire, parfaite dans ce rôle) nymphe parée de toutes les vertus, poursuivie des bien peu chastes désirs de Triton (Isabelle Druet) sur fond de rivalités entre Neptune et Apollon. L’argument, tiré des Métamorphoses d’Ovide, apparaît classique, presque secondaire, et trouve son véritable intérêt dans la galerie de personnages, secondaires mais attachants, que déploie Sébastian Duron. Ménandre (Anthéa Pichanick, parfaite dans les quelques airs qui lui sont dévolus) et Sirène (Victoire Bunel, pétillante et dotée d’une belle palette chromatique, assurément une voix à suivre), peut-être un peu rapidement qualifiées de “Papageno & Papagena avant l’heure” dans le très riche livret accompagnant le spectacle, n’en campent pas moins deux paysannes dont on se plaît à suivre les incursions bouffonnes, toujours pleines d’humour et fantaisie, au fil du récit dramatique. Mais c’est Protée, sage conseiller bien peu écouté, qui émeut le plus dans cette galerie de personnages secondaires, le ténor Cyril Auvity, d’une voix ample et assurée imposant la réflexion et la raison au milieu des turpitudes et rivalités de ce panthéon mythologique (1ère journée, scène 4). Une stature, un équilibre tout en mesure face au trublion Triton, incarnée par Isabelle Druet, un peu en retrait sur les premiers airs, mais qui trouve l’occasion de déployer tout son talent dans le long et sublime lamento du début de la seconde journée (scène 4), déplorant sa disgrâce amoureuse. Marielou Jacquard en Apollon et Caroline Meng en Neptune complète une distribution cohérente et homogène dans laquelle le talent vocal rivalise agréablement avec les qualités d’expression scénique.

Coronis © Stefan Brion / Opéra Comique

Mais au-delà des interprètes, il nous fait également à sa juste mesure louer la mise en scène (signée Omar Porras), sans fioritures inutiles tout en évitant le dépouillement, jouant habilement et pour notre plus grand plaisir avec les lumières et les effets visuels des costumes, conçus par Bruno Fatalot, sachant parfaitement situer la frontière entre fantaisie bienvenue et dérapage psychédélique inapproprié, rappelant à notre esprit les premières planches de François Bourgeon. Un univers tout à fait approprié à la fantaisie baroque que vient rehausser un usage raisonné de la pyrotechnie et de l’acrobatie, contribuant à faire de cette mise en scène une indéniable réussite.

De la mesure toujours, Vincent Dumestre en fait usage à la direction du Poème Harmonique, embrassant avec délicatesse une partition marquant par bien des aspects une césure dans la musique espagnole. Précoce opéra séria ibérique ou tardive zarzuela chantée, le genre précis de cette Coronis ne semble pas définitivement tranché. Sébastian Duron n’en compose pas moins une œuvre d’une très grande richesse musicale, empruntant à la fois au folklore populaire espagnol des motifs pastoraux, là rehaussés de quelques castagnettes, ici soulignés à la flûte à bec ou à la guitare baroque, tout en puisant allègrement dans le style italien (n’oublions pas que le Royaume de Naples est à cette époque sous domination espagnole et que les liens commerciaux avec Venise sont aussi nombreux), à l’exemple de ces pizzicati, complètement novateurs dans la musique espagnole de cette époque. Novatrice de par son ampleur et sa variété, n’hésitant pas à faire avancer le récit par de grands arias, Sébastian Duron fait entrer avec ce Coronis un souffle de modernité dans la musique espagnole, au moment où André Campra et Alessandro Scarlatti, deux compositeurs avec lesquels il partage une même année de naissance, s’épanouissent à écrire respectivement à paris et Naples, quelques-unes des plus belles pages de la musique du début du XVIIIè siècle.

Coronis © Stefan Brion / Opéra Comique

Plaisir de l’ouïe et des yeux, césure dans l’histoire de la musique espagnole, nous ne serions pas complets si nous n’attirions pas la pensée de nos lecteurs vers quelques sous-entendus subtilement distillés par Sébastian Duron dans son œuvre. Celui-ci fait se mouvoir les genres et styles musicaux, nous l’avons souligné, marquant une césure dans la musique de la péninsule ibérique, tout comme se transforme en profondeur l’Espagne, clôturant la page de la dynastie Habsbourg avec la mort de Charles II pour embrasser celle des Bourbons avec Philippe V, bouleversement politique majeur touchant directement Duron, celui-ci étant contraint un temps de suivre en exil Marie-Anne de Neubourg, veuve de Charles II, pour avoir soutenu les prétentions dynastiques de Charles III de Habsbourg. Comment alors ne pas voir dans l’affrontement de Neptune et Apollon une métaphore des rivalités dynastiques européennes de ce début de siècle. Césure, rupture, tout est meuble, change, évolue chez Duron et les plus philhellènes de nos lecteurs auront remarqué la place, finalement moins secondaire qu’il n’y paraît de Protée, divinité dotée outre du don de prophétie, de la capacité de métamorphose physique. De même le livret nous indique-t-il que l’action se situe à Phlègre en Thrace, dont le nom renvoie explicitement au caractère brulant et changeant des passions, actuelle Chalcidique et lieu mythologique de l’affrontement des dieux lors de la gigantomachie.

Coronis © Stefan Brion / Opéra Comique

Le Coronis de Sébastian Duron  s’impose donc par la richesse de sa partition et de son inspiration comme une œuvre majeure de la musique espagnole de la fin du Siècle d’Or, aussi novatrice que recelant de multiples interprétations. Magnifiée par Vincent Dumestre et l’ensemble des interprètes, cette actuelle reprise à l’Opéra-Comique marque assurément un temps fort du calendrier baroque de ce début d’année. A l’heure où nous écrivons ces lignes, il vous reste deux jours pour y assister, les représentations se concluant  le jeudi 17 février. Les retardataires pourront néanmoins avantageusement se consoler avec l’enregistrement de l’œuvre, qui vient de sortir chez Alpha-Classic, toujours avec Vincent Dumestre à la baguette et une distribution proche de celle de concert. Un Coronis qui peut-être deviendra viral, et auquel assurement nous vous conseillons de succomber.

 

Pierre-Damien HOUVILLE

 

  • Duron, Coronis, Le Poème Harmonique, dir. Vincent Dumestre, mise en scène Omar Porras  : 4 représentations du 14 au 17 février 2021, Opéra Comique, Paris, pour le finale de cette tournée. Une captation vidéo est prévue.
Étiquettes : , , , , , , Dernière modification: 16 février 2022
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