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Harmonies extatiques (Gilles, Requiem, Les Folies Françoises, Les Pages & Chantres du CMBV – Versailles, 8 décembre 2022)

Fabien Armangaud © Olivier Lalane

Jean Gilles (1668-1705)
Requiem

Eugénie Lefebvre, dessus
Clément Debieuvre, haute-contre
Sébastian Monti, taille
David Witczak, basse-taille

Les Folies Françoises (direction Patrick Cöhen-Akenine)
Les Pages et les Chantres du Centre de musique baroque de Versailles
Fabien Armengaud, direction
Nicolas Bucher, grand orgue

Jeudi 8 décembre 2022, Chapelle Royale du Château de Versailles

La Mort était chez les Grecs affaire de sororité. Il appartenait à la Moire Atropos de couper le fil de la Vie, laissant à sa sœur Clotho le soin de le tisser et à Lachésis celui de le mesurer, réglant alors de sa verge la durée de l’existence. Lachésis ne fut pas tendre avec le compositeur Jean Gilles et Atropos coupa le fil, alors qu’il n’était âgé que de trente-sept ans, tout comme elle le fit deux ans auparavant avec son confrère Nicolas de Grigny, à l’âge de trente et un ans. Ainsi est rappelé la fatalité de la fin et la brièveté de l’existence. Pourtant, comme un rappel de la nécessité d’offrir à l’art le meilleur de son souffle, l’approche consciente ou non d’une destinée prochainement tragique fut en musique la révélation du meilleur de quelques compositeurs. L’analogie n’est pas nouvelle et après le décès d’un Jean Gilles rendu célèbre par son Requiem, on souligna que Giovanni Battista Pergolesi (1710-1736) succomba à vingt-six ans, aussi après composé son chef d’œuvre du Stabat Mater, tout comme succombera Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791) à l’âge de trente-cinq ans, laissant pour la postérité son Requiem inachevé. Etrange série fatale.

Souligner la proximité de destin entre Jean Gilles et ses deux illustres confrères compositeurs, de même qu’avec Nicolas de Grigny qui vient compléter le programme de ce concert, c’est aussi replacer son nom et son œuvre à leur place au sein d’une mémoire musicale dont il se trouve injustement exclu. Son Requiem, si célèbre en son temps fut souvent donné dans les décennies ayant suivi sa mort, notamment au Concert Spirituel ou lors des obsèques de Rameau. Philippe Herreweghe en grava un grave et salutaire enregistrement (Harmonia Mundi) qui fit grandement pour sa diffusion mais il faudra attendre celui d’Hervé Niquet (Adda) puis de Jean-Marc Andrieu (Ligia Digital) pour qu’il retrouve sa variété, son dynamisme et ses couleurs.

Le réentendre ce soir dans le cadre si approprié de la Chapelle Royale de Versailles, exécuté par les Folies Françoises et avec la contribution des Pages et des Chantres du CMBVg, c’est retrouver la majesté, la solennité et la profonde modernité d’une œuvre singulière dont la captation du présent concert fera bientôt l’objet d’une parution en CD dans les collections du CMBV.

Mais le Requiem se fait attendre, et donc désirer, par l’exécution de l’hymne pour Noël, à Laudes A solis Ortus Cardine de Nicolas de Grigny (NdA : actuelle commune de Passy-Grigny, entre Château-Thierry et Reims, à ne pas confondre avec la ville de l’Essonne), d’une certaine austérité et tiré d’un texte de Coelius Sedulius (Vème siècle) et auquel on préférera du même compositeur le Point d’Orgue sur les Grands Jeux, développant un spectre chromatique intéressant et le plus souvent construit autour d’une note tenue se déployant avec majesté dans la chapelle.

Voici l’œuvre maîtresse. Singulier, le Requiem de Jean Gilles l’est. De par sa structure d’abord,  adopter un style résolument concertant, alternant airs pour solistes et passages pour chœurs. Gilles nous charme d’entremêlements polyphoniques auxquels répondent d’autres harmonies tout aussi extatiques, tissant un chœur à cinq voix (dessus, haute-contre, haute-taille, basse-taille et basse) permettant des variations multiples tout en assurant une progression dramatique à l’ensemble, au sein d’une œuvre qui tout en gardant une unité propre, sait s’émanciper d’une codification trop stricte pour opérer de vrais choix, à l’exemple d’un Kyrie allusif, auquel viendront répondre les longs développements de l’Offertoire, développant un sublime quatuor, suivi d’un non moins charmant duo de dessus et de haute-contre suavement introduit à la flûte (sed signifer sanctus Michaël…) avant de se terminer par un récit de basse et chœur très équilibré (Fac eas, Domine, de morte transire ad vitam). Jean Gilles alterne et sublime, offrant avec cette messe plus qu’un simple hommage mortuaire, une véritable révérence où le souffle du divin semble s’incarner dans la palette des sentiments déployés, tour à tour retenus ou exacerbés, mais jamais maniérés, insufflant à l’auditoire une pulsion vitale au-delà des ténèbres. Le chœur de l’Agnus Dei (Agnus Dei, qui tollis peccata mundi) répondant à un récit de basse, résonnant comme un chant d’espérance entravant le néant.

Les Folies Françoises, sous la direction du violoniste Patrick Cohën-Akenine s’allie à l’unisson avec les Pages et Chantres du Centre de musique baroque de Versailles pour un interprétation hautement respectueuse de la partition, tout en relief et sans effets exacerbés. Eugénie Lefebvre, dessus habituée des Surprises ou du Poème Harmonique séduit par sa une voix affirmée et claire, et en seule voix soliste féminine s’impose dans les beaux airs que réservent l’Introït ou l’Offertoire et signe une belle présence dans le trio du Sanctus (Benedictus qui venit in nomine Domini) ou le duo de toute fin de partition. Clément Debieuvre, Sebastian Monti et David Witczak se partagent l’éventail des voix masculines. Si la taille peine un peu en début de représentation à s’affirmer face au chœur et à l’orchestre, Sebastian Monti mettra quelques mesures à parfaitement emplir les voutes de la Chapelle Royale, Clément Debieuvre impressionne dès le début dénotant une sublime voix de haute-contre, posée et précise, insufflant une juste précision solennelle, émouvante et parfaitement appropriée à ce type de répertoire. David Witczak, entrevu dernièrement dans les distributions d’Iphigénie en Aulide de Gluck et du Zoroastre de Rameau au Théâtre des Champs Elysées s’impose d’une voix puissance propice à l’expression du drame, concluant merveilleusement avec Sébastian Monti l’Offertoire ou offrant avec le Graduel un très beau récit entremêlé avec le chœur, un moment d’une belle originalité, avant de trouver dans le Sanctus et l’Agnus Dei ses plus beaux airs, à la fois plaintifs et expressifs.

Si ce Requiem en forme concertante fut en son temps d’une modernité séduisant le public, le contexte de sa création mérite également que l’on s’y attarde. Originaire comme un célèbre héros d’Alphonse Daudet de Tarascon (qui évoquera également la Tarasque de La Légende Dorée de Jacques de Voragine aux admirateurs de littérature médiévale), Jean Gilles fit l’essentiel de sa courte carrière à Toulouse, comme maître de chapelle à la cathédrale Saint-Etienne, et cela après une formation initiale à Aix. Michel Corrette (1707-1795), qui outre ses activités de compositeur fut le premier éditeur de ce Requiem, narre que l’œuvre fut commandée à Jean Gilles par les enfants de deux conseillers du Parlement de la Ville Rose. Puis une fois l’œuvre terminée, il se seraient dédits si bien que le compositeur, piqué, la réserva pour ses propres obsèques (!).  L’œuvre daterait de vers 1797-1704. C’est ce qui arriva et l’œuvre connu un succès certain, au point de faire l’objet de multiples ajouts ou corrections de la partition originale, aujourd’hui perdue, et que tente de reconstituer la présente édition, réalisée par Julien Dubruque, chercheur et responsable éditorial du CMBV. Cette grande messe des morts servit tout au long du dix-huitième siècle aux funérailles des personnages les plus glorieux et estimés, le roi de Pologne Stanislas Leszczynski en 1766, Louis XV en 1774 ou encore à celles deRameau (1764) avec adjonction de timbales et carillon par Corrette.

La reprise de cette œuvre majeure du répertoire de la musique sacrée française du XVIIIème siècle est donc à saluer, tout comme la prochaine parution de la captation du concert. A la suite d’un Henry Madin plus conventionnel dont nous avions dans ces mêmes pages salué l’édition du brillant Te Deum de Fontenoy (chez Alpha-Classics, collection Château de Versailles, 2016) Jean Gilles fut loué en son temps par Marc-Antoine Laugier, resté célèbre pour un traité d’architecture et un long fascicule Apologie de la musique française, contre Rousseau (1774) où l’on retrouvait aussi l’éloge des qualités d’Henry Desmarest ou Nicolas Bernier. Autant de chantres de la musique française relégués par une postérité souvent éblouie par les volutes transalpines. Déjà les Grecs pensaient que l’existence découle de l’œuvre de Léthé et Mnémosyne, et donc fruit de la mémoire et de l’oubli.

 

                                                                       Pierre-Damien HOUVILLE

 

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