Rédigé par 14 h 59 min Concerts, Critiques

Les jeux de l’amour et du hasard (Haendel, Partenope, Jardin des Voix, Les Arts Florissants, Christie – Cité de la Musique, 30 septembre 2021)

© Muse Baroque, 2021

Georg Friedrich Haendel (1685-1759)
Partenope
opéra en trois actes créé le 24 février 1730 au King’s Theatre de Londres, sur un livret italien adapté à partir d’un livret de Silvio Stampiglia

Avec les lauréats de la 10ème édition de l’Académie du Jardin des Voix co-dirigée par William Christie & Paul Agnew
Ana Vieira Leite, soprano (Partenope)
Helen Charlston, mezzo-soprano (Rosmira travestie en Eurimene)
Hugh Cutting, contre-ténor (Arsace)
Alberto Miguélez Rouco, contre-ténor (Armindo)
Jacob Lawrence, ténor (Emilio)
Matthieu Walendzik, baryton (Ormonte)

Les Arts Florissants
William Christie, direction
Sophie Daneman, mise en espace
Jean-Luc Taillefert, scénographie, costumes
Rita de Letteriis, conseillère linguistique et dramaturgique
Christophe Garcia, chorégraphie

Cité de la Musique, 30 septembre 2021, 20h30

Partenope, c’est beaucoup de belle musique, mais aussi beaucoup de confusion. 27ème opera seria de Haendel, l’œuvre date d’une époque difficile pour le compositeur, à la recherche d’un second souffle. Le 18 janvier 1729 a lieu la dernière réunion de sa Royal Academy of Music, avant la faillite. Toutefois Haendel & Heidegger obtiennent pour cinq ans la permission d’user des “décors, machines, costumes, instruments meubles, etc”. Caprices de divas (chacun se souvient de la Cuzzoni et de la Bordoni se crêpant le chignon sur scène l’année précédente en pleine représentation de Bononcini devant la Princesse héritière !), cabales politiques (qui vont empirer avec l’Opera of the Nobility rival qui sera créé en 1733 pour soutenir le parti du Prince de Galles contre son père George III), difficultés logistiques et financières, la barque chavire… Le succès du Beggar’s opera n’était que celui de gueux tirant sur l’ambulance. Quoiqu’il en soit, après la saison de 1728, Il Senesino, la Cuzzoni et la Bordoni s’en retournent en Italie, et Haendel va y faire un tour pour reconstituer une nouvelle troupe. Il y recrute notamment Anna Maria Strada del Pò, à laquelle sera confié le rôle de Partenope. 

Décembre 1729, ça repart avec un Lotario qui n’aura pas le succès escompté. Résilient et combatif, Haendel remonte illico une reprise de Giulio Cesare (qui il est vrai a un autre gueule que le gentillet Lotario…), tandis qu’il compose à toute vitesse cette Partenope prestemment bouclée le 6 février 1730. Et voilà que la première retentit le 24. Preuve qu’on peut travailler vite et bien. Etrangement, Haendel choisit le livret déjà ancien et très alambiqué de Stampiglia, nostalgie suite à son voyage en Italie qui lui a rappelé ses heureuses années de jeunesse ? Adapté par une plume anonyme, c’est un livret très XVIIème, pleins de marivaudages, de faux-semblants, sur fond mythologique pas vraiment pris au sérieux, badinant autour du mythe de la Sirène Partenope (ici reine de Naples) autour de laquelle tournent trois princes soupirants (Arsace qui a délaissé sa fiancée qui revient travestie sous le nom d’Eurimene le pourchasser, Armindo et Emilio, ce dernier étant aussi son ennemi d’où une bataille). Le choix n’est peut-être pas si étrange que cela, quand on songe que ce livret – pourtant bancal à nos yeux modernes et français, si inférieur à un Giulio Cesare, Orlando, Ariodante –  a été mis en musique par Caldara, Vivaldi, Vinci, Porpora. Certains commentateurs avisés, tels David Vickers, y voient “un peu la Nuit des Rois de Haendel, une peinture de l’humanité qui décrit avec honnêteté un monde où l’humour, la tristesse, le ridicule, la pitié, le chagrin et la réconciliation joue chacun leur rôle”. Nous sommes nettement moins convaincu par l’intensité dramatique d’un matériau fragmenté et complexe, rendu encore plus sibyllin par les coupes pratiquées. Il faut dire que Partenope partage avec Flavio ce caractère d’opéra anti-héroïque ou héroïque perverti, avec ce duel final ou la vertueuse Rosmira, travestie en Eurimene, provoque au combat son amant infidèle. Ce dernier se tire du dilemme d’avoir à occire son ancienne bien-aimée (avec laquelle il finira par se rabibocher) ou de se laisser vaincre. Il sort de l’impasse par un subterfuge habile (proposer de combattre torse nu), qui fait tout de même basculer l’œuvre dans la farce… 

Pourtant, Partenope regorge d’inventivité et de belle musique, lutinant souvent le genre pastoral, et enregistrée dans une version pionnière un peu verte sous la baguette de Sigiswald Kuijken (EMI). Si l’œuvre n’a pas la noblesse d’autres opere serie handéliens, c’est un concentré charmant de couleurs, de mélodies, de courts airs et de retournements permanents. L’opéra tint seulement le temps de sept représentations…

Mais assez parlé de Haendel, tournons-nous vers cette production éminemment attendue alignant les lauréats du Jardin des Voix, dans une mise en espace efficace et colorée de Sophie Daneman, certes sans décor mais avec des costumes pastels et quelques accessoires (une chaise, un jeu d’échec, des dés géants pour la bataille). Et justement, n’évoquons pas en premier les voix, mais le(s) chef(s). Car dès l’ouverture passée, l’on se rend compte de l’incroyable travail de formation stylistique et de cohésion d’équipe, accompli par William Christie et Paul Agnew. Ce ne sont pas de grands solistes individuels que l’on entend, mais une troupe soudée, qui se coule dans la vision lumineuse, sereine, pétillante et superbement nuancée de “Bill”. Loin des rodomontades récentes qui sévissent chez un Haendel souvent excitant mais cyclothymique, William Christie, à l’image de ses fameux Giulio Cesare de Glyndebourne ou de l’Orlando de Zürich, allie une grâce altière, une noblesse de la ligne, une explosion mélodique hédoniste sensible mais toujours équilibrée. En homme de théâtre, et malgré les faiblesses du livret, le chef prend cette Partenope au sérieux, en lui insufflant de la vie et du drame, nous invitant à croire à l’invraisemblable inconstance de cette Reine pétillante. Et d’airs en airs, cette Partenope finit par convaincre et émouvoir !  Il faut dire que l’œuvre dispose d’une succession d’airs (32) absolument foisonnante. Malgré les coupes pratiquées, Partenope s’avère musicalement moirée et séduisante, dramatiquement plus resserrée mais tout aussi invraisemblable. 

Nous avons déjà dit que le tout vaut davantage que ses parties, comme une œuvre totale qui mérite de l’admirer dans son ensemble plutôt que d’en scruter chaque trumeau. Pourtant, nous allons devoir nous plier à cet exercice attendu, devant la légitime curiosité de nos lecteurs. Honneur à la Reine. Ana Vieira Leite traite son personnage tout en marivaudage souriant, inconstant et tendre, à l’image du fameux “Qual farfaletta” galant, joueur et alliant hédonisme mélodique et espièglerie ornementale. Le soprano souple, les doubles croches bien articulées, la tenue de la ligne compense une projection moyenne, mais William Christie prend bien garde à ce que le dialogue avec l’orchestre demeure équilibré, et jamais ce dernier ne submerge le chant. De même, le tube “Voglio amare insin ch’Io moro” permet à Ana Vieira Leite de déployer une courbe d’un lyrisme plus ample et à la vocalité solaire. Face à cette souveraine plus soubrette que comtesse, aguicheuse plus qu’impériale, la rivale trompée Rosmira travestie en Eurimene d’Helen Charlston hérite d’un rôle bravache, qu’elle brosse avec une boulimie cuivrée. Son personnage belliqueux et viril se voit ainsi attribuer l’air de fureur “Io seguo sol fiero” avec cors obligés, déroulé avec panache. Mais l’une des découverte de ce Jardin est sans nul doute l’Arsace de Hugh Cutting, théâtralement convaincant et vocalement très présent, par exemple dans le bref mais poétique “Ma quai note di mesti lamenti” avec flûtes obligées. Si le timbre est tantôt un parfois un peu tiré et manque de velouté, la précision des phrasés, le naturel des ornements et une projection stable sont à louer. L’on avouera que le reste de la distribution, qui ne bénéficie pas d’une aussi grande visibilité, aligne des seconds rôles honnêtes mais discrets (Alberto Miguélez Rouco en Armindo tempéré),  Jacob Lawrence en Emilio au jeu extraverti plus convaincant qu’un ténor instable, et enfin un Ormonte plus décevant, hors style et parfois approximatif de Matthieu Walendzik.

Dans la fosse, ou plutôt au centre de scène, l’orchestre des Arts Flo resplendit sous la direction inspirée, souple, infiniment délicate et sensible de William Christie. On ne reviendra pas une seconde fois sur la poésie élégante qui se dégage de l’ensemble, le climat élégiaque et raffiné que le chef insuffle homogénéise le drame et lui octroie une unité que le livret alambiqué lui dénie. L’on regrettera simplement le choix de mettre très en arrière les bois et cuivres, sans doute pour ne pas submerger les solistes, mais qui ôte un soupçon d’épices à une Partenope de très haute volée, ciselée comme un petit bijou, brillant et de bon goût. Et si l’on n’ira pas jusqu’à partager l’enthousiasme excessif de “Bill” qui nous confia à la fin de la représentation que cette Partenope est du même niveau qu’un Orlando ou Ariodante, il faut reconnaître qu’elle bénéficia pour sa défense ce soir-là du ténor du barreau.

 

Viet-Linh Nguyen

 

Étiquettes : , , , , , , Dernière modification: 17 octobre 2021
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