Madonna Della Grazia
Œuvres de Giovanni Felice Sances (1600-1679), Antonio Brunelli (1577-1630), Giovanni Antonio Rigatti (1613-1648), Andréa Falconieri (1585-1656), Isabella Leonarda (1620-1704), Francesco Cavalli (1602-1676), Tarquinio Merula (1595-1665) et anonymes.
Anna Reinhold, mezzo-soprano
Guilhem Worms, baryton-basse
Robin Summa, baryton
Ensemble Il Caravaggio :
Fiona-Emilie Poupard, violon
Lucas Peres, basse de violon, lirone, viole de gambe, chitarrino, percussions.
Patrick Langot, violoncelle, violoncelle piccolo
Quito Gato, archiluth, chitarra battente, percussions
Benjamin Narvey, chitarrone, guitare baroque
Annie Couture, vielle à roue
Camille Delaforge, clavecin, orgue et direction
1 CD, Klarthe records, 2021, 69′
Qui a un jour parcouru les routes apennines de la région des Abbruzzes, du côté de Norcia et de l’Aquila saura de quoi je parle. Une certaine apprêté du paysage, des sommets battus par les vents, des nuages fuyant par les cols et des vallons où se terrent châteaux et monastères. Les lieux eurent leurs évocations, chez le Michel Déon de Je vous écris d’Italie ou chez le Paolo Rumiz de La Légende des montagnes qui naviguent. Ils ont maintenant leur incarnation, avec ce disque, magnifique de bout en bout, nous plongeant aux racines d’un baroque italien qui en ce début de dix-septième siècle semble émerger de quelque abbaye, tirant sa substantifique moelle d’une religiosité épurée, minérale, dont l’absence d’atours met en éclat une pureté virginale.
Sans doute fallait-il de l’audace pour ainsi composer un programme tout entier consacré aux œuvres dédiées au si central culte marial de la péninsule ? Le résultat est au-delà de la réussite et s’avère un plaisir d’écoute sans cesse renouvelé, une plongée dans un premier âge du baroque italien instructive à la découverte d’œuvres pour la plupart rarement enregistrées. Pour leur premier disque Camille Delaforge et son Ensemble Il Caravaggio entremêlent habilement œuvres jouissant d’une certaine notoriété (le Stabat Mater de Sances, notamment gravé par Philippe Jaroussky voici une dizaine d’années ou encore Carlos Mena) et airs anonymes issus de la musique traditionnelle (Cicerella mia), au risque n’en doutons pas de dérouter une partie du public, qui se demandera si elle n’a pas à faire à un enregistrement de la collection Ocora.
Car si l’audace conduit à la réussite, Camille Delaforge le doit avant tout à la qualité de ses interprètes vocaux, à même de rendre chaleureuses et émouvantes des partitions souvent marquées par un dépouillement instrumental certain. Soulignons la présence de la voix de Guilhem Worms, baryton-basse impeccable de diction, agile, à la fois puissant et précis, qui émerveille d’autant plus dans les airs qu’il s’approprie pleinement, du Stabat Mater de Sances à cet anonyme Donna Lombarda en passant par une Passione Abruzzese presque dénuée de tout accompagnement, juste soutenu par une discrète vielle. Remarqué depuis quelques années, notamment grâce à une nomination aux Victoires de la Musique, si s’affirme comme une voix à suivre et trouve avec ce répertoire un beau terrain d’épanouissement.
Mais s’arrêter là serait oublier l’autre révélation de cet enregistrement, la célèbre mezzo-soprano Anna Reinhold, qui vient elle aussi magnifier le Stabat Mater de Sances, participant à en révéler les multiples facettes, parfois plaintives, sombres et graves, à d’autres moments d’une pureté et d’une douceur empreintes d’un recueillement extatique. Sa voix, cristalline et posée ravit aussi sur l’Alma Mater Redemptoris de Rigatti.
En explorant ainsi les compositions des premières années du Seicento italien, Camille Delaforge et son ensemble explorent aussi des airs anonymes (près de la moitié des compostions de cet enregistrement) dont la proximité avec la musique traditionnelle et populaire devrait étonner, voire rebuter, les plus puristes d’entre nous. Avouons que les airs de tarentelle de la Madone della Grazia, ou la villanelle effrénée aux accents de fête de village de la Cicerenella mia, avec cris et stridulations peuvent surprendre et détonnent avec la solennité des autres œuvres du programme. Elles révèlent cependant un éclectisme de l’inspiration mariale dans la musique italienne qui se décline aussi bien dans la musique spirituelle que profane, soulignant en cela toute la richesse et la diversité d’une péninsule dont le paysage musical apparaît en plein bouleversement, quittant peu à peu les monastères des routes commerciales de l’intérieur du pays pour se focaliser sur les principales métropoles (Venise, Rome). Ainsi Isabella Leonarda (In Sanguine Gloira) fut elle active au couvent des Ursulines de Novare (Piémont) et Rigatti composa longtemps à Udine (Frioul), avant de terminer sa carrière à Venise. L’accompagnement orchestral très coloré, vivant, protéiforme d’où se distingue notamment Lucas Peres sait se couler avec enthousiasme dans ces partitions tantôt doloristes et ferventes, tantôt vertes et populaires. L’assemblage de cordes pincées séduit par sa fraîcheur perlée.
Par-delà une apparente hétérogénéité des compositions présentées et au-delà de la grâce et de la maitrise dont ses interprètes ne se déparent pas, cet enregistrement offre donc une vivifiante plongée aux sources du baroque italien, un baroque nimbé d’une apparente austérité monacale mais dont surgissent déjà une expressivité, un maniérisme et une force vitale qui irrigueront les compositions du siècle à venir. L’ensemble Il Caravaggio signe donc là pour son premier disque une véritable réussite, qui ravira le mélomane soucieux d’explorer le baroque jusque dans ses racines, à la fois mystérieuses et fécondes.
Pierre-Damien HOUVILLE
Étiquettes : Delaforge Camille, Muse : or, Pierre-Damien Houville, Rigatti, Sances, Tarquinio Merula, Worms Guilhem Dernière modification: 10 octobre 2021