Rédigé par 17 h 53 min CDs & DVDs, Critiques

Croix de bois (Scarlatti, Le ultime 7 sonate, Les Musiciens du Soleil, Reyne – Hugo Vox)

Alessandro Scarlatti (1660-1725)
7 sonates d’église pour flûte, 2 violons et basse continue,
avec les 7 dernières paroles de Jésus sur la croix

Les Musiciens du Soleil :
Hugo Reyne, flûte à bec alto & récitant
Stéphanie Paulet, violon I
‪Stéphan Dudermel, violon II
‪Etienne Mangot, violoncelle
‪Clément Latour, théorbe
‪Yannick Varlet, orgue

1 CD  enregistré en concert à l’église du Château d’Olonne lors du festival Hugo Reyne 2022, Hugovox 003. 
(à commander en envoyant un chèque de 15 € au Musiciens du Soleil, 21 rue de la Paix 85100 Les Sables d’Olonne.)

Nos auditeurs – du moins ceux qui comme Hugo Reyne ont attrapé la scarlatine aigüe – connaissent sans doute certain manuscrit napolitain, le Ms 34-39 du conservatoire de Naples « Concerti di flauto violini violetta, e basso di diversi autori » dont des transcriptions sont par ailleurs désormais facilement accessibles en ligne. On y trouve beaucoup de pièces Francesco Mancini (douze), un peu de Francesco Barbella, de Giovanni-Battista Mele, du Domenico Sarri, de Roberto Valentini… et sept d’Alessandro Scarlatti. Ces « Concerti » ont été identifiés et joués en tant que tels car le recueil s’orne d’une calligraphie fleurie postérieure sur la page de titre, et qui est tout à fait trompeuse, les œuvres étant justement dénommées « sonates » dans le corps du recueil. Hugo Reyne et ses Musiciens du Soleil – parmi lesquels on retrouvera des complices bien connus tels Stéphanie Paulet, Stéphan Dudermel ou Etienne Mangot – nous proposent une double expérimentation : l’une évidente, l’autre téméraire. L’évidence, c’est de rendre à ces sept sonates d’église leur caractère de sonates, de dégraisser les effectifs concertants dont on les affuble, de supprimer la prédominance de la flûte luttant contre le tutti. La témérité, c’est de considérer ces 7 sonates comme un cycle conçu délibérément à la manière des sonates du Rosaire, en y associant les 7 dernières paroles du Christ sur la Croix déclamées en introït par Hugo Reyne lui-même. Certes, les Septem Verba a Christe in Cruce ont inspiré Pergolèse ou Haydn, et les sonates instrumentales mystiques ne manquent pas, comme les Musikalische Vorstellung Einiger Biblischer Historien de Kuhnau. Mais nous avouons ne pas être totalement convaincus que les affects de chaque sonate correspondent si bien aux Sept paroles et cette rencontre improvisée n’est pas un mariage forcé. Qu’importe, le résultat est tout à fait remarquable, et les notes personnelles d’Hugo Reyne (H.R. dans la suite de nos citations) à propos de ce que chaque pièce lui évoque, s’avèrent d’une grande richesse et sincérité. Et cela n’est pas un hasard de calendrier si cette parution sort pour Pâques.

Tout au long du programme, l’on se réjouit de retrouver cette formation qui sied tant à Hugo Reyne, celle de la sonate en trio, ou de pièces plus ou moins chambriste autorisant la fusion et le dialogue des lignes de dessus, et la variété des timbres. Ici l’entrelac de la flûte à bec et des deux violons plus sobres se fait avec une aisance fluide et lumineuse, et – magie du concert ? – l’interprétation spontanée et généreuse, séduit immédiatement avant que l’on se rende compte de la complexité du contrepoint, dissimulé par la lisibilité exemplaire des Musiciens du Soleil, nouvelle phalange du chef. Le velouté de la flûte, son humanité respirante, sont tempérés par les traits plus incisifs et ascétiques des violons, le positif et le violoncelle enveloppe l’ensemble d’un halo chaleureux, le théorbe vient glisser son soutien harmonique.  [L’on regrettera une prise de son un peu trop lointaine qui fait que le grain des violons de Stéphanie Paulet & Stéphan Dudermel est moins bien défini que les sons de la flûte, même chose pour Etienne Mangot dont le violoncelle est trop en arrière, et pour le positif de Yannick Varlet. En revanche, le théorbe est bien mis en valeur.] C’est un Alessandro Scarlatti pudique et retenu, moins vibrant que celui de Biondi (un bel opus qui se concluait par le concerto IX du recueil publié en 1725 joué en formation de sonate, chez Virgin), plus introverti et au sérieux sans pesanteur.

Entrée du Conservatoire de Musique di San Pietro a Majella à Naples – Source : Wikimedia Commons

L’Allegro d’ouverture de la Sonate I en ré majeur (la seule en tonalité majeure avec la Sonate VI en do majeur) pépie, « foule des badauds, avide de voir le spectacle de 3 crucifixions » (H.R.), le Largo tellement bref ne permet guère de brosser la gravité du Christ (« dans sa dignité et sa douceur » selon H.R.) ; l’Allegro final, ponctué d’un théorbe dansant de Clément Latour, est d’un optimisme équilibré et solaire. Avec la 2ème sonate, l’une des plus touchantes des Sept, l’apposition des saintes paroles fonctionne bien pour l’Allegro initial, dont les volutes ascendantes de la flûte collent parfaitement au « Aujourd’hui tu seras avec moi au paradis » et le motif de la flûte fait même songer au procédé similaire de Bach dans l’Actus Tragicus avec « Heute wirst du mit mir im Paradies sein ». L’on admire l’éloquence mélancolique de la flûte d’Hugo Reyne dans un Largo au balancement ample, clapotis modeste de lagune endolorie. La Fugue est plus savante, mais le bois de la flûte adoucit les entrées fuguées, les dorlote avec tendresse jusqu’à nous faire glisser vers un autre Largo, tout aussi lancinant que le précédent, d’une nostalgie voilée. D’ailleurs, Scarlatti réussit particulièrement ses Largos, qui se suivent et ne se ressemblent pas : celui de la Sonate III est plus orchestral, plus mesuré, plus curial, plus majestueux aussi. Et puisqu’on en est à la sonate suivante, saluons le très bel Andante, « interrompu par quatre accord glaçants » (H.R.) bien jubilatoire voire sautillant plutôt qu’agité.

Sans décrire dans le détail une à une chaque sonate, ce que le chef fait beaucoup mieux que nous dans le livret, l’on se laisse à penser que ce vieux Scarlatti fait preuve d’une sûreté d’écriture sidérante et cisèle chaque – trop – bref mouvement comme une miniature d’ivoire ajourée de la Renaissance : le Veloce de la Sonate IV surprend avec ses quelques doubles croches tumultueuses, puis ses chromatismes très libres et douloureux (Lento). L’Allegro final est plaisant mais bien moins puissant, d’une superficialité moirée, on peine tout de même à y voir une « sorte de tarantelle » (H.R.) ! Même chose dans la Sonate V où l’on ne suivra pas Hugo Reyne dans son « carillon des morts » de la Fugue, à la virtuosité éloquente et fière. En revanche, le sombre Adagio à tétracorde descendant peut effectivement faire songer à « jésus dans une solitude désertique », à la lente marche pesante et essoufflée. La Sonate VI est magnifique d’espoir et d’harmonie (Adagio), c’est notre autre favorite. Le fait qu’elle soit en do majeur n’est sans doute pas étranger à cette atmosphère détendue et causante. Enfin, tout est achevé dans le demi-sourire résigné du Largo de l’ultime sonate VII et le bruitage de tonnerre du tremblement de terre précédent le mouvement fleuri final est presque superflu (d’ailleurs ce final nous paraît plus fleuri que terrible). Tout est dit d’un concert à la captation certes un peu malhabile mais très humaine, et qui a préservé l’essentiel : un enregistrement intègre et original d’un cycle rare qui a trouvé son interprétation de référence parsemée de moments de grâce, à l’ intensité fervente. Et l’on espère pour la suite qu’après des incursions germaniques, Hugo Reyne reviendra un peu à ses premières amours avec des Goûts Réunis couperiniens ou d’autres sonates en trio de Gautier de Marseille, qui conviendraient tout à fait aux effectifs chambristes des Musiciens du Soleil.

 

Viet-Linh Nguyen

Technique : enregistrement clair et précis, capté en concert, l’on aurait parfois souhaité un peu plus de chaleur entre la flûte et les violons qui semblent parfois juxtaposés et une flûte tout de même un peu plus mise en avant que les violons (problème de mixage ? de placement des micros ?).  

 

Étiquettes : , , , , , Dernière modification: 2 mai 2023
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