Rédigé par 15 h 45 min CDs & DVDs, Critiques

Charmant trente-deux pièces, lumineux, à revisiter au plus vite

Les souvenirs d’amour, nous dit Proust, ne font pas exception aux lois générales de la mémoire, elles-mêmes régies par les lois plus générales de l’habitude. Ceux qui nous reviennent le plus souvent finissent par perdre un peu de leur force. Gageons qu’il en va de même des souvenirs des chefs d’œuvre chez les passionnés de musique.

Jean-Sébastien BACH (1685-1750)

Variations Goldberg BWV 988

 

Andrés Alberto Gomez, clavecin

79’48, Vanitas, enr. 2011.

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Les souvenirs d’amour, nous dit Proust, “ne font pas exception aux lois générales de la mémoire, elles-mêmes régies par les lois plus générales de l’habitude”[1]. Ceux qui nous reviennent le plus souvent finissent par perdre un peu de leur force. Gageons qu’il en va de même des souvenirs des chefs d’œuvre chez les passionnés de musique. Ne pouvant garder constamment en tête toutes les subtilités, toutes les arcanes d’un monument tel que les Variations Goldberg, chacun y fait ses petites sélections inconscientes. Et quand à l’occasion, ces milliers de notes ressortent du vague oubli où elles aiment à se nicher, c’est souvent celles dont on se rappelait le moins qui nous frappent le plus. Ainsi, les petites gammes descendantes de la variation n° 23, qui nous étaient sorties de l’esprit, resurgissent dans tout leur éclat sous les doigts d’Andrés Alberto Gomez, et nous renvoient à nos primes écoutes. Voilà pourquoi, malgré une discographie pléthorique et saturée de versions de référence, il est toujours intéressant d’entendre un téméraire claveciniste explorer à son tour chaque recoin de ces trente-deux pièces.

Le cristallin goutte-à-goutte des premières notes nous rappelle que l’Aria, par sa richesse harmonique et son paisible développement vers les croches finales, inspirerait à elle seule bien de la littérature. Le mouvement est plutôt lent, sans fréquenter pour autant les abîmes d’austérité d’un Leonhardt ou du Gould de 1981. Mais une impression de prudence et de sobriété perdurera tout au long du disque ; l’artiste optant généralement pour la clarté d’exposition et l’intelligibilité du discours contrapuntique, le choix des tempi ne recélera pas de surprise particulière. Les pièces les plus enlevées, telles que les variations virtuoses à deux claviers n°5 et n°14, sont parfaitement exécutées avec une élégance singulière dans les mordants et autres trilles, dont l’articulation vivifie le phrasé sans jamais l’alourdir. Les moments intimistes nous sont proposés avec beaucoup de justesse, sans excès de pathos ni de froide distanciation. La variation n°25, cette fameuse “perle noire” comme la nommait Wanda Landowska, distille ainsi tranquillement ses questions et ses tensions harmoniques si étonnantes.

On sait que les Variations Goldberg représentent un sommet de la construction savante, avec, entre le tout et les parties, une cohérence nourrie par cet ésotérisme numérique qui confinait, chez le Kantor de Leipzig, à l’obsession mystique. Cette stabilité s’ajoutant à la permanence de la ligne de basse, la gageure pour le compositeur et pour l’interprète est d’insuffler de la vie, du changeant, du “devenir” à cette incroyable architecture. Il y a bien sûr le métier et la vertigineuse maîtrise contrapuntique de Bach, mais sur cette question nous rejoindrons le point de vue d’un Gianfranco Vinay, qui voit dans l’organisation des mouvements de danse le principal facteur d’instabilité, ainsi qu’un outil d’analyse “pratique” de l’œuvre[2]. L’interprétation d’Andrés Alberto Gomez est à cet égard impeccable, sans audace particulière mais avec une grande vigueur dans le geste, une approche rythmique très marquée de chaque danse, gigue, polonaise ou gavotte, leur conférant à la fois leur vitalité et leur fonction structurante.

Sans révolutionner la discographie, cet enregistrement est une excellente approche pour les éventuels mélomanes qui, Bach les pardonne, connaîtraient encore mal l’œuvre qui se cache derrière l’austère BWV 988 de son catalogue. Certains connaisseurs apprécieront après une période d’oubli salvateur de la revisiter ici sans heurt, et dans un magnifique habillage sonore. D’autres, parmi eux, regretteront l’absence de prise de risque ou d’un plus saillant parti-pris qui eût permis au disque de se distinguer. Pour notre part, nous nous permettrons de qualifier cette interprétation de “sage”, non pas au sens péjoratif, mais en assumant la polysémie du terme.

[divide]Entouré de l’ensemble La Reverencia, notre claveciniste tire la sienne avec un “bis” de choix en fin de programme, à savoir les 14 canons BWV 1087. Sobrement mais joliment interprétés, ils tendent un miroir intéressant à des “Goldberg” aussi célèbres que majestueuses. A la fois plus simples et plus charnels, car instrumentalement plus fournis, ils font sans doute écho à la volonté de Bach, lui-même ayant pris soin d’achever une de ses plus savantes créations par un quodlibet issu de chansons populaires. Retour à la terre ou, comme chez Proust, retour à des moments simples de la vie, où les plus complexes, les plus géniales architectures viennent prendre leurs racines.

[1] A l’ombre des jeunes filles en fleur

[2] L’interprétation comme analyse, Revue de musicologie 81/1, 1995

Gilles Grohan

Technique : son excellent, équilibré et velouté, très bonne spatialisation.

 

Étiquettes : , , , , , , Dernière modification: 15 juillet 2014
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