Rives de l’Elbe (Lefebvre, Richardot, Bazola, Hengebaert – Oktav)

Hambourg 1700

Georg Friederic Haendel, Serse, ouverture
Georg Friederic Haendel, Almira, Königin von Castilien (extraits)
Georg Philipp Telemann, Orpheus (extraits)
Antonio Sartorio, Orfeo (extraits)
Johann Theile, Sonata Duplex a 3
Christoph Graupner, Partita in e minor, sarabande
Johann Mattheson, Die unglückselige Cleopatra « Mein leben ist hin »
Georg Philipp Telemann, Pimpinone (extraits)
Agostino Steffani, Niobe, Regina di Tebe (extraits)

Eugénie Lefebvre, soprano
Lucile Richardot, alto
Etienne Bazola, baryton

Marie Rouquié, violon
Simon Pierre, violon
Josèphe Cottet, alto
Julie Dessaint, violone
Clément Geoffroy, clavecin et orgue,
Samuel Hengabaert, direction et viola da spalla

1 CD, Oktav, 2021, 60′

Voici un disque déconcertant au premier abord, la faute à une maquette ne laissant en rien entrevoir de quoi il s’agit. Affiches modernes déchirées en photo de couverture, sans aucune indication d’interprètes, d’œuvres ou de compositeurs. Nous pourrions penser à un enregistrement de rock alternatif un peu punk si la face arrière ne nous donnait quelques explications, révélant tout en sobriété une collaboration entre la soprano Eugénie Lefebvre, l’alto Lucile Richardot et le baryton Etienne Bazola, réunis autour d’un programme consacré à Hambourg en 1700, le tout sous la direction de Samuel Hengebaert.

Un choix de maquette audacieux et avouons-le, peut-être pas le plus approprié, qui cache un enregistrement qui éveille autrement notre curiosité, mettant en lumières la vitalité musicale de la capitale hanséatique au tournant des dix-septième et dix-huitième siècle, époque où sa prospérité économique lui permettait d’attirer en son sein des compositeurs venus de toute l’Europe, tout en révélant quelques compositeurs germaniques de premier plan. Souvenons-nous également que cette incursion hambourgeoise n’est pas une première discographique, l’Ensemble Stravaganza ayant concocté il y a quelques années un très convainquant Abendmusiken (Muso, 2018), exclusivement consacré aux contrapuntistes germaniques (Buxtehude, Erlebach, Reinken) dont le présent enregistrement partage dans le choix des œuvres gravées la gracieuse et entêtante Sonata Duplex à 3 de Johann Theile (1626-1724).

L’ambition des artistes, regroupés au sein du collectif Acte[six] pour cet enregistrement gravé à la ferme de Villefavard (Limousin) ne se limite pas aux compositeurs germaniques mais embrasse les productions des nombreux musiciens ayant eu l’occasion de se produire ou de faire jouer leurs œuvres à Hambourg, notamment au Oper am Gänsemarkt (littéralement, près du marché aux oies), premier opéra municipal des villes germaniques. Construit à l’initiative de l’avocat et conseiller municipal Gerhard Schott, voyageur impressionné et conquis par l’opéra italien, ce dernier œuvra à la réalisation du théâtre de deux mille places inauguré en 1678 par une représentation du Adam und Eva de Johann Theile, théâtre dont Telemann fut par la suite directeur, entre 1722 et 1738, dernière année d’activité de la salle sous sa forme originelle.

La vitalité musicale hambourgeoise de cette époque évoque une euphorie kaléidoscopique, tant le nombre des productions n’a d’égal que leur variété. L’occasion d’une petite plongée dans quelques airs d’opéras pas forcément composés à Hambourg, mais qui y furent donnés. Après une assez sage ouverture du Serse (1738) de Georg Friedrich Handel, aux effectifs qui auraient mérité d’être quelque peu étoffés, au mélomane de s’aventurer dans Almira, Reine de Castille, dont la première représentation eu lieu à Hambourg au Am Gänsemarkt le 8 janvier 1705 alors que le compositeur n’était pas encore âgé de vingt ans, sous la direction de Reinhard Keiser et avec Barbara Oldenburg dans le rôle d’Edilia, qu’il finira par épouser par la suite. L’occasion aussi de quelques incursions dans les airs de Consalvo permettant d’apprécier la charismatique voix de baryton de Etienne Bazola, dont l’ampleur et la projection apparaissent tout à fait appropriés à ce type de répertoire (aria Almira Regiere notamment). Une direction originale de cet opéra par Reinhard Keiser, également compositeur et que nous retrouvons sur cet enregistrement le temps d’un extrait de son Die edelmütige Octavia (1706) porté par la limpide et expressive voix de Lucile Richardot, très à l’aise dans ce languissant et superbe Das Blind Kind (Thiridates, Acte II, scène 4), remettant en oreilles cet opéra peu joué, considéré comme l’un des chefs d’œuvre de Reinhard Keiser dont la liste assez longue des opéras se distingue surtout par la somme des partitions a priori perdues.

Les extraits enregistrés, tirés de récitatifs comme d’arias peuvent parfois paraître se succéder de manière un peu artificielle et au-delà de la qualité intrinsèque des interprètes, sans doute réside là une des limites du disque. Ce qui ne doit nous empêchera de gouter avec délice les airs présentés de l’Orpheus de Telemann que Jacobs avait excellement enregistré en intégrale (Harmonia Mundi), dont on notera qu’il fut créé à Hambourg en 1726 en version concertante, avant d’avoir les honneurs d’une première mise en scène à Karlsruhe en 1728 et d’être repris à Hambourg en 1736 lorsque son compositeur était directeur du Am Gänsemarkt. C’est toujours à Hambourg que Telemann donne pour la première fois, en 1725 et avec un grand succès son Pimpinone dont plusieurs extraits viennent clôturer l’enregistrement à l’exemple du beau duetto entre Pimpinone et Vespetta (la petite guêpe), l’occasion d’un accord parfait entre Etienne Bazola et une Eugénie Lefebvre à la voix lumineuse et mutine, réjouissante dans ce rôle de manipulatrice, résumant un moyen pour une femme de chambre de faire carrière.

Ce n’est pas à Hambourg qu’Antonio Sartorio (1630-1680) composa son Orfeo, dont on peine à trouver la trace tangible d’une représentation dans cette ville où Sartorio exerça cependant plusieurs années, comme à Hanovre. L’œuvre fut en effet créé à Venise (cf. notre récent article sur sa reprise à l’opéra de Montpellier) et si l’opéra fut repris dans plusieurs villes italiennes ou européennes, il semble bien que l’œuvre n’eût pas les honneurs de l’opéra de Hambourg. L’occasion toutefois d’entendre le So che nodo (Esculape, Acte I, scène 1), toujours par Etienne Bazola, le Amor amor (Esculape une fois encore, Acte 1, scène 11) ou encore une Sei Morto déchirant (Acte II, scène 1) permettant une nouvelle fois à Eugénie Lefebvre de faire la preuve d’une expressivité touchante dans ce court aria aussi émouvant que délicat.

Nous croiserons aussi en cours de programme des œuvres et des compositeurs moins connus, une sarabande tirée des Partita in e minor de Christoph Graupner, loin d’être désagréable, comme les détours vers le Die unglückselige Cleopatra (1704) de Mattheson crée à l’opéra de Hambourg par ce natif de la ville. Tout comme nous prenons plaisir à redécouvrir quelques airs du Niobe, regina di Tebe (1688) de Steffani (1654-1728), créé à Munich, tout particulièrement le très doux, pastoral et subtilement réhaussé d’un trait de violon Ogni core puo sperar (Acte II, scène 7).

Au final un disque qui a trop embrasser peut-être mal étreint, mais qui au-delà de nous offrir une belle plongée dans l’histoire de la musique hambourgeoise nous dévoile les qualités reconnues mais toujours à souligner de nouveau de ses interprètes, au premier rang desquels Eugénie Lefebvre, Lucile Richardot et Etienne Bazola forment un savoureux triptyque.

                                                                                              Pierre-Damien HOUVILLE