Henry Purcell (1659-1695)
Didon et Enée (1689)
Opéra en un prologue et trois actes, sur un livret de Nahum Tate d’après Virgile (L’Enéide)
Sarah Connolly (Didon), Lucas Meachem (Enée), Lucy Crowe (Belinda), Anita Watson (seconde dame), Sara Fulgoni (magicienne), Eri Nakamura (première sorcière), Pumeza Matschikiza (seconde sorcière), Iestyn Davies (l’Esprit), Ji-Min Park (un marin)
Chœurs et Ballet de l’Opéra Royal de Covent Garden
Orchestre The Age of Enlightenment
Direction Christopher Hogwood
Mise en scène et chorégraphie : Wayne Mac Gregor.
Enregistrement Opus Arte, 1 DVD, 58’15, 2009.
Représentations d’avril 2009 à l’Opéra Royal de Covent Garden.
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Cette nouvelle version en DVD du Didon et Enée de Purcell est résolument placée sous le signe du drame. Point ici d’effort d’imagination pour tenter de reconstituer, comme récemment dans l’enregistrement de William Christie à l’Opéra Comique, le prologue perdu : dès les premières mesures de l’ouverture, et jusqu’au final, la vis tragica constitue le ressort de la direction impérieuse de Christopher Hogwood, dont la théâtralité s’est renforcée depuis la version de 1994 avec la Belinda rêveuse d’Emma Kirkby (Decca / L’Oiseau-lyre). L’orchestre The Age of Enlightenment, à la cohésion remarquable, délivre une musique puissante, dont la restitution est renforcée par la technique du son surround. Loin de la composition pour pensionnat de jeunes filles (où est attestée la première représentation connue de la pièce), cette lecture de Didon et Enée nous renvoie irrésistiblement vers les drames verdiens (Otello, ou Don Carlo), ou ceux de Britten au XXème siècle si l’on préfère garder une référence anglaise.
Est-on pour autant dans le contresens ou l’anachronisme ? Si c’en est un, force est de constater qu’il s’avère totalement convaincant. La mise en scène traduit en effet totalement le parti pris musical : décors minimalistes, costumes gris, pastels et monochromes, éclairages contrastés (dont certains clairs-obscurs du plus bel effet, notamment pour les chœurs et les ballets). Même les danseurs de l’Opéra de Covent Garden ont troqué les collants réglementaires contre des sortes de sous-vêtements gris qui les laissent à demi-nus, découvrant des musculatures puissantes (mais pas forcément très esthétiques : tout est affaire de goût !). Ils participent ainsi à cette atmosphère de force brutale, presque jusqu’au malaise. Wayne Mac Gregor s’explique de ses choix dans l’entretien bonus insistant sur la mise en valeur du drame intemporel.
Et, tout comme Christie, Hogwood semble avoir choisi avec soin ses interprètes afin qu’ils portent sa lecture de l’œuvre. Leur physique généreux est abrité dans des vêtements amples et frustres. Au plan vocal, Sarah Conolly campe une Didon engagée dès le départ dans un amour impossible. Son timbre ample, tragique et fier, non dénué de charme, se montre tourmenté dès les premières répliques de son récitatif « Ah Belinda ! ». Si elle se laisse aller avec répugnance à un bonheur éphémère au second acte, son affrontement avec Enée au troisième acte est le fait d’une tragédienne implacable. Délaissant le poison traditionnel, elle se donne la mort en s’ouvrant les veines avec la pointe de la lance que lui a offerte Enée précédemment.
L’Enée de Lucas Meachem lui donne la réplique sur le même registre. Son timbre naturellement grave va chercher avec aisance des rondeurs presque métalliques, redoutables, traduisant la dureté du guerrier. Sa déclaration d’amour porte en elle le drame qui va culminer au dernier acte. Ses atermoiements et ses déchirements à la fin du second acte sont ceux du héros écrasé par le destin, ou du fauve blessé à mort…
Habituellement confidente et organisatrice de la scène des plaisirs du second acte, la Belinda de Lucy Crowe semble l’incarnation du destin tragique. Son « Pursue thy conquest Love » éclate d’un timbre clair et assuré au premier acte, comme un épisode nécessaire du drame qui se noue.Anita Watson en seconde dame possède un timbre cuivré, presque voilé : son « Oft she visits this lone mountain » au second acte décrit la légende d’Actéon comme une aventure tragique, relayée par les mimiques expressives des danseurs.
Sara Fulgoni semble avoir coulé son timbre dans l’airain, pour mieux incarner l’implacable Destin, plutôt Pythie prophétesse du malheur que magicienne véritablement maléfique. Eri Nakamura, au timbre acide, et Pumeza Matschikiza à la voix rauque et sauvage, lui donnent la réplique avec conviction.
En marin au 3ème acte, Ji-Min Park possède un bon abattage, malgré une diction un peu hiératique. Et on regrettera que la prise de son rende la voix d’Iestyn Davies (contre-ténor) en Esprit aussi peu audible : il est nécessaire de pousser le son pour entendre son timbre diaphane et assuré.
A travers une lecture très personnelle (et donc forcément contestable) de son Didon et Enée, Hogwood et ses interprètes nous livrent une version poignante et séduisante de « l’œuvre pour pensionnat de jeunes filles ». Par sa qualité et son originalité, cette version très équilibrée et d’une élégante noirceur mérite amplement de figurer dans toute discothèque baroque…
© Opus Arte
Didon et Enée, deux lectures pour un chef d’œuvre
La sortie quasi simultanée des deux versions DVD (Christie/ Warner à l’Opéra Comique, et Hogwood/ Mac Gregor à Covent Garden) appelle évidemment une rapide critique comparative. Disons d’emblée que les deux interprétations sont assez fortement influencées par les choix des chefs et des metteurs en scène, qui proposent deux lectures radicalement différentes de l’œuvre. Pour forcer le trait, disons que là où Christie et Warner nous emmènent dans un marivaudage qui tourne mal, avec une mise en scène inspirée de Shakespeare, Hogwood et Mac Gregor nous projettent dans un drame racinien intemporel !
Tout s’oppose dans les mises en scène : les décors minimalistes de Mac Gregor versus l’ambiance plus « baroque » de Warner, les costumes de cour délicats « à la Tudor » de cette dernière versus les sortes de kimonos gris du premier, les pantomimes de l’Opéra Comique versus les danseurs confirmés de Covent Garden, les éclairages chatoyants versus les clairs-obscurs somptueux…
On peut faire le parallèle avec les voix et le physique des interprètes. Faut-il préfèrer la Didon « de chair et de sang » d’Ernman, ou la tragédienne implacable de Conolly ? Le charme viril et raffiné de l’Enée de Maltman, ou la profondeur brutale de Meacham ? La magicienne sardonique et moqueuse de Summers, ou la Pythie du Destin de Fulgoni ? L’allant débraillé de Whiteley (marin du 3ème acte) ou l’énergie hiératique de Park ? Le choix est nécessairement affaire de goût, et ce n’est point le propos de votre serviteur que de trancher.
Les éléments purement musicaux ne permettent pas davantage de départager ces deux versions. Comment comparer la direction cursive et ciselée de Christie à la baguette nerveuse et inspirée d’Hogwood ? Les plateaux d’interprètes sont quant à eux très homogènes, et d’un excellent niveau dans les deux versions. Plutôt que d’opposer ces deux versions, soulignons plutôt leurs points communs. Car il y en a davantage qu’il ne pourrait paraître de prime abord. Outre la qualité des orchestres et des interprètes, la richesse de l’orchestration est retenue par les deux chefs qui, à la lumière des recherches musicologiques récentes, ne croient plus à « l’œuvre pour pensionnat de jeunes filles », dotée d’un orchestre minimaliste. Didon et Enée a probablement été créée comme opéra de cour (allusion voilée aux amours élisabéthaines ?), et mérite un orchestre en conséquence. Un autre aspect commun frappant est le soin porté à illustrer chacun leur lecture jusque dans le choix des interprètes (y compris la crédibilité de leur physique) et dans les moindres détails de la mise en scène, ce qui la rend particulièrement convaincante.
Afin de rendre votre choix encore plus difficile, je rappellerai très brièvement les composantes les plus séduisantes de chaque version, qui se détachent avec force d’un visionnage rapproché des deux enregistrements (grandement facilité par la brièveté de l’œuvre) : chez Christie la beauté des costumes, et le réalisme outré de certaines scènes (sorcières hétaïres d’occasion et amatrices de produits psychotropes, marin sortant tout droit des bordels de Carthage, sans oublier le magnifique déjeuner sur l’herbe entre Didon et Enée au deuxième acte) ; chez Hogwood la beauté étourdissante des ballets, et les magnifiques clairs-obscurs.
Maintenant, faites votre choix (pourquoi pas les deux ?), et quel qu’il soit n’hésitez pas à regarder et écouter sans modération…
Bruno Maury
Technique : prise de son claire et dynamique, aux contrastes généreux (un peu trop ?). La restitution de la voix de l’Esprit est toutefois à la limite de l’audible, ce qui est dommage.