Rédigé par 15 h 00 min Concerts, Critiques

Les fruits d’une illustre victoire (Charpentier, David & Jonathas, Schneebeli – Versailles, 8 juillet 2021)

“Goutez, goutez les fruit d’une illustre victoire;
Triomphez, Héros glorieux.
Il a brisé vos Fers, Captifs, chantez sa gloire.
Que mille fois son nom retentisse en ces lieux.” (I, 4)

David & Jonathas à Versailles -Cliché Muse Baroque

Marc-Antoine Charpentier (1643 – 1704)

David & Jonathas
Tragédie biblique en cinq actes avec prologue sur un livret du Père Bretonneau, créée en 1688 au Collège Louis-Le-Grand

Clément Debieuvre : David
Natacha Boucher (Page du CMBV) : Jonathas
David Witczak : Saül
Edwin Crossley-Mercer : Achis / L’Ombre de Samuel
Jean-François Novelli : Joabel
Jean-François Lombard : La Pythonisse / Un guerrier de la suite de David

Les Pages et les Chantres du CMBV
Orchestre Les Temps Présents (direction Dominique Serve)
Olivier Schneebeli : Direction

Jeudi 8 juillet 2021, Opéra Royal de Versailles.

Production CMBV, co-réalisation Opéra Royal, Château de Versailles Spectacles – CMBV.
Partitions réalisées par Nicolas Sceaux 2008-2011 avec l’ajout de la page 192 (acte III, ouverture) et de la page 330 (acte V, scène 3) de la partition éditée par Jean Duron en 1981. Enregistrement discographique prévu pour le CMBV.

 

C’était son dernier concert. Et nous avons eu beaucoup de mal à en rédiger la chronique, comme si elle allait figer à jamais cette soirée extraordinaire en un long adieu. Car – sauf surprise – nous ne reverrons dorénavant plus la familière et chauve silhouette d’ du CMBV à la tête de ses mousquetaires des Pages et des Chantres du CMBV. Pour cet ultime grand projet, le chef livre une superbe interprétation, puissante, cohérente, sensible, audacieuse et non dénuée de prises de risques. Nous ne rappellerons pas le caractère si unique de David & Jonathas, tragédie biblique en un prologue et cinq actes représentée sur théâtre du Collège Louis-le-Grand, et invitons nos lecteurs à se reporter à l’essai séminal de Jean Duron lorsqu’il restitua la partition en 1981 ou de Catherine Cessac. Pour l’occasion, les petits plats ont été mis dans les grands, et les élèves des Jésuites furent soutenus par les musiciens et chanteurs de l’Académie Royale de Musique. Mais ce qui fait de ce David & Jonathas une expérience si particulière, si riche, gorgée de musique, c’est que contrairement aux rares autres tragédies bibliques (le Jephté de Pignolet de Montéclair par exemple), l’œuvre était intercalée avec Saül, pièce en latin du Père Chamillart et ce va et vient constant entre les points de vue de David et de Saül pendant une longue représentation d’au moins quatre heures (certains penchent pour sept mais on a perdu les vers de Chamillart), avec des acteurs différents interprétant les mêmes personnages (mais certains personnages de Saül n’apparaissent pas dans David & Jonathas, et vice-versa), et des constructions dramatiques distinctes devaient rendre le produit final à la fois intellectuellement ambitieux, musicalement et théâtralement exigeant et globalement un peu déroutant. Jouer David & Jonathas seul, une partie de ce tout, explique pourquoi la tragédie mise en musique comporte si peu de récitatifs, et autant de grands divertissements, pas d’effets de machines. David & Jonathas se révèle une œuvre brillante et relativement statique malgré sa bataille finale, bien plus dense et spectaculaire que Médée (1693), seule autre tragédie lyrique du même Charpentier, car infiniment plus ramassée. Ce soir-là, Olivier Schneebeli ne pouvant évidemment recréer cette dialectique si spéciale du miroir entre David & Jonathas et Saül décida d’ y faire allusion. A l’orée de chaque acte déclamés avec emphase et en prononçant les “e” muets mais sans prononciation restituée, quelques pages et chantres déclamèrent avec à propos et conviction des extraits de la Paraphrase de la plainte de David sur la mort de Saül & Jonathas d’Antoine Godeau.

Et puis ce fut la tragédie lyrique. Et on louera la véritable direction d’ensemble, extrêmement pensée, cohérente, intelligible et vivante, portée par une pulsation terriblement juste et dramatiquement splendide. On se plaît à louer le noble dynamisme de l’orchestre des Temps Présents, en particulier les bois et le premier violon italianisant et chantant de Stéphane Dudermel (tendre et aérien à compter du 3ème acte), les cordes pincées du continuo, les percussions opulentes et variées, soutien moiré des chœurs non moins colorés des Pages et des Chantres du CMBV. Charpentier prit un soin tout particulier à mentionner les instruments obligés, à jouer sur les textures, les couleurs, ajoutant ci quelques flûtes coulantes, là une trompette rutilante, modifiant les combinaisons vocales. Olivier Schneebeli, orfèvre bâtisseur, révèle avec élégance et naturel les multiples nuances de cette partition, de la gloire à la déploration. Il sait à la fois insuffler une force épique au drame, tout en préservant des capsules émouvantes, ménageant des ruptures fréquentes de rythme et de ton, passant de la scène de foule à la confidence de corridor. La fluidité du propos, les tempi contrastés mais naturels, vifs et jamais excessifs (sauf peut-être le Prologue pris trop lentement et aux ficelles appuyées pour les effets infernaux) tissent au fil des mesures un édifice monumental et tragique, dont l’éclatante pompe dissimule les passions humaines, assumant pleinement la dimension tragique et parabolique de l’œuvre jamais reléguée à une musique d’apparat, même dans les grandes scènes de divertissement.

Du côté des protagonistes, le David de Clément Debieuvre, fait valoir son haute-contre juvénile, sensible et doux, au timbre un peu métallique, à la projection parfois un peu tremblée. La prosodie est excellente, malgré certaines difficultés dans les aigus. En face, son ami Jonathas, fils de Saül, est campé par Natacha Boucher, page du CMBV, à laquelle échoit une partie bien ardue. La transparence cristalline et l’innocence du timbre, la musicalité spontanée compensent le souffle court ou les limites techniques de l’adolescente, mais l’on avoue tout de même regretter que le chef n’ait pas fait plutôt le choix d’un dessus (comme Christie) voire d’un contre-ténor (comme Corboz) plus aguerris et qui aurait été plus équilibré dans les duos et ensemble.  Catherine Cessac pense qu’ailleurs qu’ “il est peu probable que les rôles chantés aient été tenus par les élèves du collège [Louis Le Grand]” même si l’on ne sait que peu de choses de la distribution originale.  Malgré la fatigue vocale et une projection de plus en plus faible, on saluera les efforts méritoires de Natacha Boucher , en particulier lors de la fameuse plainte de l’acte IV “A-t-on jamais souffert de plus dure peine” (digne du “Atys est trop heureux” lullyste) au désespoir pudique admirable, de même que la scène de trépas de l’acte V et son ultime dialogue expirant avec Saül, d’une humanité touchante et contrastant avec le Saül instable et paranoïaque de David Witczak, baryton basse très théâtral. Avec la verve malicieuse de Jean-François Novelli en perfide Joabel intriguant, presque vénitien dans certaines de ces outrances, le plateau vocal se trouve ainsi très caractérisé, ce qui est le bienvenu en version de concert et au disque.  Enfin, le baryton-basse d’Edwin Crossley-Mercer s’avère digne d’un Commandeur mozartien en Ombre terrifiante de Samuel et en belliqueux monarque des Philistins Achis, écrasant parfois un peu les autres protagonistes par son édifiante et hiératique présence. L’on passera sur la brève apparition de la Pythonisse de Jean-François Lombard, vraisemblablement insuffisamment échauffé, et qui n’a pas eu le loisir de déployer sa palette de chant lors de cette saynète souvent un brin caricaturale du “méchant oracle”.

Reste à louer les chœurs superlatifs des Pages et des Chantres du CMBV, qu’une mise en espace très bien pensée sublime. C’est en homme de théâtre là encore qu’Olivier Schneebeli les façonne, et les métamorphose en guerriers, bergers, captifs. Précision des attaques et des entrées, transparence plus ou moins vaste entre les pupitres, recomposition constante des équilibres comme des climats, Olivier Schneebeli pousse les jeunes collégiens et élèves de primaire dans leurs retranchements et hisse sa Maîtrise à l’échelon olympique en termes de cohésion, qualité et implication dramatique. 

Le public ne s’y est pas trompé, acclamant généreusement les artistes, réticent après cet admirable concert d’adieu, suivi d’une sobre cérémonie de remise des insignes de Chevalier de la Légion d’Honneur, à quitter ce Palais des Muses dont Olivier Schneebeli fut l’un des enchanteurs pendant 30 années.

 

Viet-Linh NGUYEN

 

PS : à titre anecdotique, l’acte II se finit brutalement en suspens, et nous ne savons si cette queue de poisson inattendue est un effet dramatique, ou simplement le reflet de quelques mesures manquantes à la partition, habituellement restituées.  

 

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