Bernardo STORACE (circa 1637 – c. 1707)
« In modo pastorale »
Pastorale, Caprioco sopra Ruggiero, Ciaccona, Recercar, Bergamasca (improvisation), Toccata e Canzon, Passagagli sopra Fe, Ballo della Battaglia, Recercar di legature, Follia, Monica, Trombetta (improvisation), Passagagli in Mondo Pastorale, Passagagli sopra La (extraits).
Marouan Mankar-Bennis, clavecin & orgue
Orgue historique espagnol Buenafuente del Sistal (1768), Eglise Saint-Eloi de Fresnes
Clavecin italien d’après Giusti, 1681, par Sean Rawnsley (2001)
Epinette italienne d’après un instrument anonyme, 1626 Museum der Universität Leipzig, par Jean-François Brun (2016)
Avec la participation de :
Arnaud Carron de la Carrière, percussions
Arabella Cortese, récitante
Jean-Pascal Lamand, murmures siciliens
1 CD digipack, L’Encelade, 2022, 77′.
La parution en 2021 de l’excellent Madonna della Grazia par l’ensemble Il Caravaggio (Klarthe) avait déjà été l’occasion de souligner que la musique italienne n’est aucunement réductible à un dix-huitième siècle centré sur Rome, Naples et Venise, auxquelles viendraient s’ajouter quelques cités du Pô, mais que l’exploration du Seicento révèle moult trésors sachant notamment s’inspirer, se nourrir des airs pastoraux et autres chants tirés des contrées les plus méridionales de la péninsule.
Comme une poursuite à ces explorations, c’est à un autre voyage musical et sensoriel que nous convie le claveciniste Marouan Mankar-Bennis, concoctant autour de la figure du compositeur Bernardo Storace (c. 1637 – c. 1707) un véritable patchwork mêlant œuvres de l’énigmatique sicilien, sons contemporains introduisant ou concluant les morceaux, comme autant d’accompagnement au voyage, et extraits judicieusement choisis de récits de voyages dans la Sicile. Un disque conçu comme un croquis de voyage, ce qui en caractérise à la fois l’originalité et la principale limite.
Marouan Mankar-Bennis exhume l’œuvre encore largement méconnue de Bernardo Storace, compositeur sicilien originaire de Messine, dont les seuls éléments biographiques connus se résument au frontispice d’un unique opus pour clavier publié sans nom d’éditeur à Venise en 1664. Le compositeur s’y définit comme « Vice-Maître de Chapelle du très illustre Sénat de la Noble et Exemplaire ville de Messine », fonction bien éloignée du lieu de publication de ses œuvres, pouvant s’expliquer par le fait que Storace était originaire de la Sérénissime avant son installation en Sicile, ou plus simplement qu’il souhaitait ainsi profiter du dynamisme musical et culturel de la cité des Doges. Bien lui en pris, car sachant le nombre de fois où Messine eu à être ravagée par des tremblements de terre dans les siècles suivants, il y a fort à parier que jamais ses œuvres n’auraient survécus jusqu’à nous en restant dans ces méridionales contrées.
Les paysages siciliens et plus largement ceux du sud de la péninsule italienne marient habilement une certaine âpreté sèche de la rocaille et une exubérance baroque des couleurs, des formes et de l’architecture. La musique de Bernardo Storace semble puisée à la même source, alternant entre rigorisme grégorien et airs populaires, s’enracinant profondément dans la culture sicilienne, ses danses, son pastoralisme, ses traditions. Marouan Mankar-Bennis, quasi homme-orchestre du programme fait se répondre une petite épinette rectangulaire, dont le son directement hérité de la musique populaire sicilienne offre une certaine rusticité mais totalement appropriée aux œuvres présentées, avec un clavecin à double registre permettant d’apporter aux partitions exécutées une ampleur un peu foisonnante, une démesure sonore que l’on imagine très bien dans quelques palais siculo-normands. A ce bagage restreint s’ajoute le son, pur, boisé et ample de l’orgue historique espagnol Buenafuente del Sistal (1768) de l’église Saint-Eloi de Fresnes, le même que celui ayant servi à l’enregistrement des Vêpres de Saint-Jacques par l’ensemble Vox Cantoris (Psalmus), chroniqué dans ces mêmes pages il y a de cela quelques mois. Si l’enchevêtrement des sonorités peut quelquefois déconcerter (Pastorale, en ouverture de programme) par une apparente disharmonie un peu brute, nous apprécierons tout particulièrement l’émotion dégagée par les airs les plus directement inspirés de la tradition sicilienne, à l’exemple du Capriccio sopra Ruggiero, ou encore de la Toccata e Canzon, de cette superbe Follia de fin de programme, entêtante et enlevée.
Conçu comme le souvenir musical d’un voyage en Sicile (rêvé durant le confinement ; Marouan Mankar-Bennis confessant ne jamais s’y être rendu) les transitions entre les morceaux sont ponctués d’interludes sonores, comme glanés au fil de la route, tantôt bruit d’une radio, d’une moto, échos d’un marché ou d’une fête de village. Servant le concept du disque, ces pastilles, sans être désagréables, ne servent pas forcement une écoute purement musicale du disque et pourront parfois paraître d’une certaine incongruité à ceux insensibles à l’immersion façon « road trip ».
Plus intéressante nous semble la passerelle construite par Marouan Mankar-Bennis dans le livret avec les auteurs et voyageurs ayant, chemin faisant en Sicile, déposé à nos souvenirs quelques lignes sur les musiques, fêtes et traditions de l’île. Nous y retrouvons des extraits joliment collectés de ce qu’il faut lire sur la Sicile, du contemporain Radeau de la Gorgone de Dominique Fernandez (1988) au plus ancien et épique Speronare de Alexandre Dumas (1842) en passant par le plus injustement méconnu La Vie Errante de Guy de Maupassant (1890). Si à cela vous ajoutez quelques lignes du Guépard de Giuseppe Tomasi di Lampedusa (1958) et du Capitaine Aréna (1842), narration du voyage de retour de Sicile de ce même Dumas, en faisant escale dans une Calabre pas encore pacifiée des bandits de grands chemins, vous obtenez l’essence même de l’art de vivre sicilien, de sa musique, de ses fêtes.
Souhaitons donc à ce disque, aussi évocateur à écouter qu’à lire, de piquer la curiosité du mélomane au-delà du cercle des amateurs du Seicento sicilien, qui s’ouvrira ainsi les portes d’une école du sud musicale remplie de promesses.
Pierre-Damien HOUVILLE
Étiquettes : clavecin, L'Encelade, Muse : argent, orgue, Pierre-Damien Houville Dernière modification: 18 août 2022