“God creates dinosaurs. God destroys dinosaurs. God creates man. Man destroys God. Man creates dinosaurs.” (Dr. Ian Malcolm, Jurassic Park, 1993)

Capture d’écran de la video promotionelle Jurassic World : Renaissance – Featurette “Classic Jurassic” © Universal Pictures
A l’orée de l’été, quelle ne fut pas notre surprise de découvrir, après un branchiosaure bloquant la circulation new yorkaise, une superbe Galerie des Dinosaures, sise dans un prétendu musée new-yorkais. Mais les cinéphiles comme les amateurs d’architecture auront immédiatement reconnu les pilastres colossaux, les boiseries et le plafond du Painted Hall de l’actuel Old Naval College de Greenwich, conçus par Sir James Thornhill entre 1707 et 1726. L’ancien réfectoire du Royal Hospital, aux magnifiques volumes (45 mètres de plafond), nimbé d’une douce lumière, capturé en 35mm, même encombré de fossiles monumentaux en cours de déménagement, garde bien fière allure.
L’on songe alors à un parallèle audacieux avec la révolution baroque. Nikolaus Harnoncourt, Gustav Leonhardt, les Kuijken et leurs disciples ne sont-ils pas les pères de ce “Baroque Park”, tentant de ressusciter depuis l’ambre des bibliothèques, les instruments, les pratiques interprétatives d’époques révolues, à jamais disparues, à l’insondable diversité, et à la transmission rompue ? Il y a du John Hammond derrière nos grands musiciens à l’âme de grands enfants mégalomanes, rêvant nuitamment de marcher avec Bach sur le chemin de Lübeck ou de se glisser à Saint-Thomas lors d’un office, de battre la mesure chez Lully, et de se rouler dans les innombrables trésors monteverdiens disparus. Et les apprentis sorciers, à la manière de brillants Viollet-le-Duc, en hommes éclairés, ne seront pas exempts d’hubris et ne sauront s’affranchir d’être le produit de leur temps. Qu’il suffise de voir sur les 10 dernières années à quel point les tempi se sont accélérés, à quel point les attaques sont nerveuses, à quel point les da capos sont abondamment ornés. Vivaldi devient parfois un pastiche de lui-même. Haendel bringuebale au gré de fioritures de plus en plus décoiffantes. Effet de mode ou exécution plus fidèle ? Nous penchons pour le parfum de l’air du tempo, sur l’attention réduite des interprètes et des auditeurs perméables à une ère du clic instantanée, à l’ivresse du scroll et du like. Qu’on pense à la torture de spectateurs – habitués à appuyer sur le bouton “skip” de leur téléphone, submergés par l’offre pléthorique de streaming (plus personne n’achète de disques, c’est bien connu, d’ailleurs, ce temple de discophiles parisiens qu’était la Chaumière à Musique puis Mélomania vient tristement de baisser le rideau) – et à qui l’on inflige 2h40 de concert continu, avec certes un entracte ? Il y a de quoi compulsivement écouter l’intégrale de Scarlatti en mode découverte de 15 secondes par sonates, sans compter le multi-tasking, genre faire son running et commander son dîner sur fond de Leçons de Ténèbres…

Old Naval College Painted Hall © site officiel du Old Naval College de Greenwich
Pourtant, en dépit des pas de géants dans la restitution des pratiques d’exécution d’époque, qu’il s’agisse du continuo, du diapason ou des articulations, certaines facilités aberrantes persistent : les trompettes véritablement naturelles sont toujours à la peine (question d’esthétique mais aussi faute d’interprètes de qualité), les ornements mélodiques au continuo, dans les répertoires où ils sont pourtant avérés, restent aussi rares que timides, tandis que les cornets jazzy et autres surenchères de flûtes et percussions inondent les opéras vénitiens du Seicento malgré toutes les preuves du contraire. Au-delà des choix personnels, prenons quatre recréations d’une oeuvre phare, qui marqua d’une pierre blanche le retour de la tragédie lyrique : citons les quatre Atys récentes : Christie 2.0, Rousset, García-Alarcón, Fuget. Peu de choses en commun, qu’il s’agisse de la prosodie, des ornements, du traitement des parties instrumentales, du continuo. Même pour celles qui bénéficient d’un énorme travail musicologique up to date : restreignons-nous à 2024-2025 avec le duel des Alceste : celle du CMBV, sous la baguette de Kossenko, versus celle de Fuget. Les divergences sont flagrantes à qui à des oreilles. Et nous avons volontairement choisi des œuvres pour lesquelles nous disposons de partitions imprimées, de gravures, d’un ensemble de documentation fournie sur la pratique musicale de la cour du Roi Soleil.

Old Naval College Painted Hall © site officiel du Old Naval College de Greenwich
Alors, n’oublions pas que cette résurrection de dinosaures baroques, géants disparus dans de la poussière de météores, ne doit rester qu’une évocation, et qu’elle demeure inévitablement une recréation contemporaine. Certes, tout comme les archéologues de début de siècle, nous n’hésitons pas à remonter les colonnes antiques en récupérant ça et là des tambours jetés à terre, à terminer puis gravir les escaliers ébauchés, à passer le ciseau de sculpteur dans les frontons épanelés. Une nouvelle flèche s’élèvera à Saint-Denis. Le superbe El Prometeo d’Antonio Draghi retrouve son 3ème acte entièrement recomposé par un très inspiré Leonardo García-Alarcón (qui le donne une allure très monteverdienne pour une œuvre montée en 1669). faut-il s’en offusquer ? Certainement pas. Faut-il pour autant rappeler que l’apparente contradiction entre des mises en scènes à la laideur post-brechtienne et une image sonore “exacte, sincère et fidèle” n’est que tromperie ? Car même ce substrat est moderne, contemporain, terriblement et indubitablement actuel. Et au vocable “d’époque”, nous préférons systématiquement celui d’une approche “historiquement informée” (HIP) non dénuée d’imagination, de créativité, de prise de risque.
Comme dans Jurassic World Renaissance, les mutants seront les maîtres de l’île. Ils ont encore de beaux jours devant eux.
Bel été à tous !
Viet-Linh NGUYEN
En savoir plus :
- Visite virtuelle du Painted Hall du Old Naval College de Greenwich (site officiel)
- Nikolaus Harnoncourt, Le discours musical, Gallimard, 1984.