Rédigé par 15 h 51 min CDs & DVDs, Critiques

Débordant (Destouches, Télémaque & Calypso, Les Ombres, Sartre – Château de Versailles Spectacles)

André Cardinal DESTOUCHES (1672-1749)
Télémaque & Calypso
Tragédie en musique en un prologue et cinq actes sur un livret de Simon-Joseph Pellegrin,
créé à l’Académie royale de musique de Paris le 29 novembre 1714 et reprise le 23 février 1730 (version de 1730).

Isabelle Druet ǀ Calypso
Antonin Rondepierre ǀ Télémaque
Emmanuelle de Negri ǀ Antiope alias Eucharis
David Witczak ǀ Adraste
Hasnaa Bennani ǀ l’Amour, Cléone, Une Prêtresse de Neptune, une Nymphe, une Matelotte
Marine Lafdal-Franc ǀ Minerve, la Grande Prêtresse de l’Amour
Adrien Fournaison ǀ Apollon, Idas
David Tricou ǀ Arcas, un des Arts, Un Plaisir
Colin Isoir ǀ Le Grand Prêtre de Neptune

Les Ombres
Sylvain Sartre, direction,
Margaux Blanchard, direction artistique

Les Chantres du Centre de Musique Baroque de Versailles

Coffret digipack 2 CDs Château de Versailles Spectacles; 127′. Premier enregistrement mondial.

« On peut douter, en lisant l’Odyssée, qu’Ulysse désire vraiment rentrer chez lui près de sa femme tapissière et de son imbécile de fils, dans une île exigüe qui sent le fromage de chèvre ; et que les détours que les dieux le forcent à accomplir ne soient pas l’occasion de joies profondes, souterraines, libératrices ». La pique est signée François Sureau qui dans L’Or du Temps (2020), semblait avouer ne pas avoir pris grand plaisir aux pérégrinations homériques. Lassitude réelle ou goût de la provocation ? L’académicien pourtant adepte des voyages se montre aussi capable de positions à contre-courant.

Ou non aimé de Sureau, les tribulations de notre mythologique héros furent source d’inspiration pour nombre d’auteurs et de compositeurs, et notamment pour Fénelon, dont Les Aventures de Télémaque furent pour jeunes et moins jeunes le grand roman d’aventures jusqu’à l’aube du vingtième siècle, même si Alexandre Dumas et Jules Verne avaient commencé à lui mettre un peu de plomb dans l’aile. Aragon, y reconnaissant l’ouvrage d’initiation de sa prime jeunesse en fit un savoureux pastiche au début des années 1920. C’est très directement de Fénelon que s’inspirent André Cardinal Destouches et son librettiste Simon-Joseph Pellegrin pour ce Télémaque et Calypso dont la recréation fut l’un des temps forts du dernier Festival d’Ambronay et qui sera à nouveau donné à Versailles le 19 juin prochain avec une distribution quasi identique à celle de cet enregistrement.

La recréation d’une œuvre délaissée depuis plus de trois siècles est en soit un évènement à même de piquer notre curiosité. Mais avouons que quand au plaisir de la nouveauté s’ajoutent une thématique de livret prometteuse et un contexte de création pour le moins intéressant, nous plongeons, avec une exaltation un brin enfantine. Il faut dire que la reconnaissance de Destouches, nommé Inspecteur général de l’Opéra par le Roi en 1713, avec comme mission de remettre en ordre une gestion financière largement mis à mal par Francine, marque également le début du crépuscule du règne de Louis XIV. Reconnu pour sa gestion, estimé pour ses compositions, Destouches veut retrouver les ors un peu perdus de la tragédie lyrique à la française, tels qu’ils luirent du temps de Lully. Il se lance alors dans la composition de plusieurs œuvres à grand spectacle. La mode est aux livrets légers, aux intrigues simples et sentimentales. A contre-pied, Destouches renoue avec son Télémaque avec un livret d’inspiration entièrement mythologique et par bien des aspects, tragique. Donnée à la cour, puis reprise à Paris, l’œuvre connut un succès d’estime, cristallisant l’attention, pour preuve les parodies dont elle est l’objet. Parodie de l’opéra de Télémaque de Lesage fut l’un des succès de la Foire de Saint Germain à son ouverture en février 1715 et Pellegrin lui-même signa une parodie de son propre livret, dont la saveur du titre nous fait d’autant plus regretter de ne pouvoir l’admirer (Arlequin Lustucru, Grand Turc, et Télémaque).

Destouches veut offrir du grand spectacle et une œuvre pouvant s’accompagner d’une mise en scène aux riches décors et à la machinerie complexe, et avouons que cela s’entend avec des Ombres en grande forme, et déployant avec gourmandises des couleurs chatoyantes. Sylvain Sartre & Margaux Blanchard se délectent visiblement d’une partition débordante, qui à défaut d’être des plus inventives et des plus novatrices (Destouches cherche à récréer le style lullyste au point parfois d’effectuer de quasi emprunts), ne manque pas de fastes. L’interprétation est à l’envi : brillante et enlevée, à l’image de l’ouverture, richement ornementée et ne manquant pas d’une majesté un peu pompeuse très caractéristique du style, ou de cette imposante chaconne dans l’acte III, à laquelle vient s’agréger solistes et chœur avec autant de grandiloquence que de maîtrise. Destouches veut du flamboyant et semble vouloir passer par tout le répertoire des difficultés, multipliant les airs en duo, en trio, insufflant chœur des Vertus, Muses et autres Arts, tout en ponctuant le défilé de son argument de nombreux divertissements. Là un menuet en rondeau (Prologue, scène 2), une seconde ouverture juste avant l’Acte I, une ritournelle (Acte II, scène 1), une marche (Acte II, scène 3), de nouveau une ritournelle (Acte III, scène 5), puis de nouveau une marche (Acte III, scène 7), un chœur de bergères et de bergers (Acte IV, scène 5). Ajoutez à cela une symphonie (fin de l’acte IV), l’intrusion de hautbois solistes (Acte IV principalement), des bruits de guerre tonitruants (Acte V), des tambourins (Acte V, scène 7) et encore quelques menuets et vous comprendrez que Destouches veut éblouir, capter son public et délivrer une partition riche, colorée, fastueuse. Cette richesse de partition, très audible dans la nef de l’abbatiale d’Ambronay, passe également bien le cap de l’enregistrement, principalement du fait de l’attention portée à la prise de son,  le relief entre solistes, chœur et musiciens s’avérant particulièrement bien rendu et Sylvain Sartre et les Ombres bénéficiant d’effectifs appropriés, avec notamment deux hautbois, une trompette (Jean-Daniel Souchon), et un chœur constitué des excellents Chantres du CMBV. On regrettera des tempi dynamiques mais trop vifs.

Côté intrigue, Destouches et son librettiste se concentrent sur l’épisode où le fils d’Ulysse se retrouve lui aussi naufragé sur l’île d’Ogygie d’où son père s’est déjà enfui. Il tombe sous le charme d’Eucharis, en réalité Antiope, fille d’Idoménée, objet d’une tragédie de Crébillon Père (1705) et d’une tragédie lyrique de Campra (1712). En parallèle, Neptune presse Calypso d’hâter la mort d’un Ulysse qui n’est plus sur l’île. Personnages masqués ou absents, interventions des divinités, héros et confidents, autant de ressorts propices à un développement dramatique complexe et riches en rebondissements et effets de mise en scène. Destouches et Pellegrin s’inspirent de Fénelon, en extirpent les principaux ressorts, retravaillent certains personnages, mettant notamment très fortement en avant Calypso, héroïne qui rappellera Médée, Armide, Didon ou Circé des grandes œuvres antérieures de la tragédie lyrique. Calypso, c’est Isabelle Druet, dont l’aplomb vocal transparaît dans l’enregistrement. On admire la voix claire et déterminée, affirmant toute la détermination de son personnage, tantôt tyrannique et tantôt blessée. Face à elle le jeune haute-contre Antonin Rondepierre (né en 1996) campe un Télémaque bien plus juvénile, aux sentiments moins assurés, balloté entre sentiments et devoir. L’ombre tutélaire de son père plane et si le chanteur incarne parfaitement cet adolescent encore hésitant, la figure du héros fougueux peine à se faire sentir du fait d’un timbre encore vert.

Une distribution où nous remarquerons aussi une touchante Eucharis, campée par Emmanuelle de Négri, apte à exprimer toute l’ambiguïté d’un personnage aux figures forcément changeantes, ainsi que David Witczak, basse-taille dont le personnage d’Adraste est une vraie curiosité du livret, mais qui, particulièrement dans le troisième acte, offre quelques moments d’une complète plénitude, belle projection et voix très structurée, quoiqu’un peu large. On louera en particulier son duo avec Calypso (Acte III, scène 3, pour vivre ici sous votre loi, je quitte la Thrace où je règne), ainsi que son récit en ouverture de ce troisième acte (Agité, dévoré d’une funeste flamme, dans l’antre le plus noir je porte en vain mes pas, Acte III, scène 1). Le foisonnement de personnages, souvent pour de petits rôles et tenus par la même voix, rend par contre compliqué le discernement sur disque des différents rôles tenus par Haasna Bennani, qui incarne pas moins de cinq personnages.

Un Télémaque et Calypso foisonnant, représentatif de la fin d’une – grande – époque de la tragédie lyrique, dont ce disque s’avère un délicieux prolongement.

 

                                               Pierre-Damien HOUVILLE

 

 

Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , Dernière modification: 4 juin 2024
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