Entretien avec Jérôme Corréas, directeur musical des Paladins
autour du Couronnement de Poppée de Monteverdi
« Ce que j’aime dans la musique, c’est le théâtre. »
L’année 2010 a décidément bien débuté, avec un Couronnement de Poppée théâtral et sensible créé à Saint-Denis dont nous vous avions rendu-compte le mois dernier. Jérôme Corréas, claveciniste, chanteur et chef intrépides des Paladins, a accepté de répondre à nos multiples interrogations, autour de l’irrésistible ascension de l’intrigante, ultime et complexe opéra d’un Monteverdi vieillissant qui disparaîtra un an après…
Muse Baroque : pouvez-vous nous en dire davantage de votre travail sur le parlé / chanté ? On se rend très vite compte de l’attention particulière portée sur la prosodie, les transitions entre les récitatifs et les formes plus musicales, un recours parfois abrupt au parlé en fin d’ariettes, ou dans le monologue d’adieu d’Octavie…
Jérôme Corréas : Il faut selon moi toujours partir de la partition, prêter attention aux paroles, aux notes et à la basse. Ainsi, on peut distinguer 3 catégories plus ou moins chantées dans ce Couronnement :
- des récits, proches du parlé où la basse n’est pas du tout active ;
- des airs lyriques ou chansons ;
- et entre les deux, des ariosos.
Ce que j’aime dans la musique, c’est le théâtre. Il faut se rendre compte que la notation musicale n’est pas toujours apte à rendre pleinement les nuances des mots et des rythmes d’une langue. Le défi est de savoir privilégier les mots sur les durées des notes, quitte à s’affranchir d’une culture trop respectueuse de la partition écrite. Par exemple, les récitatifs sont toujours notés dans une mesure à 4 temps, et il faut pouvoir être plus libre, choisir de parler, voire ne pas chanter du tout certaines notes.
M.B. : Est-ce que vous disposez d’une certaine marge de manœuvre afin de départager les sections qui relèvent des récits / airs et ariosos, jouer sur le caractère mouvant des transitions ?
J.C. : Je dirai de regarder les harmonies… Ainsi, lorsqu’il y a sur la partition des changements d’accords rapides du côté de la basse, l’interprète est rythmiquement contraint. A l’inverse, on rencontre certains passages, où la basse est tenue sur une note unique et qui permettent une plus grande liberté. Dans cette musique, rien n’est figé, l’expressivité reflète les nuances et les surprises de la vie. J’attache une grande importance à la souplesse des formes, aux formes moins conclusives, aux suspensions suggérées, d’où ces choix de rupture ou de fondus enchaînés que vous mentionniez précédemment.
M.B. : comment avez-vous restitué la partition, opté pour les manuscrits de Venise ou Naples, sélectionné les coupes nécessaires ? Avez-vous intégré des ritournelles de contemporains ?
J.C. : Venise ou Naples ? Pour ma part, le débat musicologique sur les sources est trop réducteur. Entre Venise [NdlR : manuscrit découvert en 1888 par Taddeo Wiel à la bibliothèque Marciana] et Naples [manuscrit découvert en 1930 par le Pr. Guido Gasperini à la Bibliothèque du Conservatoire San Pietro a Maiella], il y eût de nombreuses reprises de l’œuvre. Certes, Venise est plus proche du livret et vraisemblablement de la version originale de 1642, mais il ne faudrait pas pour autant se priver des très belles choses de Naples. J’ai donc mélangé les deux sources, en me concentrant plutôt sur Naples, complété par Venise. Il faut aussi rappeler qu’à l’époque les coupes étaient courantes (par exemple quand on ne trouvait pas le chanteur adéquat), de même que les transpositions.
Quoiqu’il en soit, qu’il s’agisse de Venise ou Naples, il n’y a presque rien dans les manuscrits sur l’accompagnement orchestral et j’ai parfois été amené, dans un souci dramatique, à insérer aussi d’autres ritournelles de Monteverdi ou Cavalli, voire à en écrire une ou deux moi-même. Au passage, les ritournelles du manuscrit de Naples sont écrites à 3 voix, alors que l’on sait que l’orchestre était constitué de 5 parties. J’ai donc dans ces cas reconstitué les parties manquantes.
M.B. : L’on sait que certaines parties ne sont pas de la main de Monteverdi lui-même, mais de ses élèves ou de ses contemporains. La tentation de revenir à du « Monteverdi pur » vous a-t-elle effleuré ?
J.C. : A l’époque, il n’y avait pas cette question de paternité. Monteverdi, c’est d’abord un style, un label, un atelier. Et enlever le duo final « Pur ti miro » – qui est de Benedetto Ferrari mais qui constitue le point final de l’œuvre – serait tout à fait suicidaire !
M.B. : au niveau de l’orchestre et de ses timbres, pourquoi avoir répudié les flûtes, cornets, voire trompettes, trombones, dulcians ? Cela n’aurait-il pas apporté de la couleur et un son symbolique pour le Prologue mythologique, le décret de bannissement d’Octavie, ou la scène du couronnement ?
J.C. : La réponse est simple, et beaucoup m’ont posé la même question : ce serait s’écarter du contexte économique des théâtres vénitiens de l’époque ! Avec le Couronnement de Poppée, nous ne sommes pas, au contraire de l’Orfeo, dans un théâtre de cour mais dans un théâtre public. Il n’y avait donc pas les moyens considérables dont Cesti pouvait disposer à Innsbruck ou à Vienne où il pouvait rassembler 30 à 40 musiciens. Ici, nous avons affaire à une petite équipe, pour une petite fosse, ce qui permettait dans une logique commerciale de garder de l’espace pour avoir plus de spectateurs dans la salle. Nous avons donc scrupuleusement respecté les effectifs de l’époque.
Le fait de ne pas disposer de nombreux instrumentistes ne constitue pas une recherche de sobriété ou de dépouillement, c’est l’occasion de revenir à l’essentiel, c’est-à-dire au couple continuo/chant.
M.B. : quelle est votre position sur l’improvisation et l’ornementation, à la fois pour la ligne vocale et le continuo ?
J.C. : Pour le continuo, je choisis les endroits ou tels ou tels instruments interviennent : théorbe, guitare, orgue… Suivant mes indications, ils réalisent ensuite la basse chiffrée à leur manière. J’écris aussi les accompagnati pour mettre en valeur les moments solennels, poétiques ou lyriques. Nous travaillons ensemble avec les chanteurs, afin d’utiliser des ornements qui servent le discours. En particulier, je lutte contre l’emploi systématique de cadences gratuites ou stéréotypées.
M.B. : comment s’est déroulée votre collaboration avec le metteur en scène Christophe Rauck ? Vous a-t-il contraint à des coupures ?
J.C. : C’est moi-même qui ai sélectionné les coupes, on m’avait demandé de ne pas dépasser les 3 heures. Au final, ça a quand même été le cas, mais j’ai tout de même enlevé environ une demi-heure de musique, surtout des récits un peu longs. J’ai tenté de respecter la trame de l’intrigue, l’équilibre de chaque personnage.
Ce fut ensuite un travail d’ensemble pour voir comment insérer des ritournelles, caler le rythme, les enchainements plus ou moins rapidement. Christophe [Rauck] est un homme de théâtre, et pour moi le Couronnement représente du théâtre chanté, il n’y a donc pas eu d’avis divergents mais des suggestions réciproques. Nous avons tenu à conserver la charge mythologique pour préserver l’allusion à l’époque, la distance entre nous et le passé.
M.B. : un Néron confié à une soprano, était-ce évidence ? On aussi pense au recours possible à des « sopranistes », ou à des transpositions du rôle pour ténor…
J.C. : Avec un diapason haut, le la étant à 465 Hz, les rôles Néron et Octavie échoient à des sopranos. Un ténor aurait été plus crédible sur scène, mais ce qu’on gagne en théâtralité, on le perd en musicalité : les duos où les voix s’entrelacent n’ont plus la même poésie. Puisqu’une mezzo n’était pas possible, restait l’éventuel recours à un sopraniste, mais avec une telle tessiture, cela est aussi rare que difficile à trouver.
M.B. : le public du Théâtre Gérard Philippe de Saint-Denis a été conquis. C’était pourtant un défi de créer une telle œuvre, réputée difficile pour des oreilles peu habituées à la musique classique, encore moins baroque…
J.C. : Le public a en effet été extrêmement attentif, pas « snob » du tout. L’ambiance de cette salle nous a même manqué par la suite. Peut-être que finalement nous avons beaucoup trop de préjugés sur la culture et les goûts.
M.B. : quels sont vos futurs projets ?
J.C. : Nous travaillons sur un opéra comique, la Fausse Magie de Grétry qui sera représenté à Metz, Rennes et Reims début mars. Il y a des choses en commun avec le Couronnement le travail sur le parlé / chanté, la théâtralisation. Nous explorons aussi beaucoup la musique de la fin du XVIIIème siècle. Et je pense sincèrement qu’il faut jouer des musiques différentes pour se nourrir et avancer, sinon on risque de se scléroser.
M.B. : Jérôme Corréas, merci beaucoup pour cet entretien.
Propos recueillis par Viet-Linh Nguyen le 5 février 2010.
Étiquettes : Corréas Jérôme, Les Paladins, Monteverdi Dernière modification: 9 juin 2020