Ce mois-ci, l’inspiration du Rédacteur en chef étant aussi gelée que la pièce d’eau des Suisse à Versailles, nous vous livrons pour guise d’éditorial une lettre de lecteur suspecte, adressé par courrier interne, et dont le style parfaitement pastiché pourrait faire croire à quelque supercherie, ce qui est cependant aussi offensant qu’improbable quand on connaît la probité intellectuelle et morale dudit rédacteur en chef.
« Monsieur le rédacteur en chef, chère Muse, amis mélomanes au verbe facile et à la dent dure, au compliment aisé et à la hargne courtoise, bonjour,
Lecteur assidu de votre magazine à mes heures perdues d’intense activité de bureau, je désire par la présente vous faire part des quelques réflexions caustiques qui parsèment mon esprit au sujet de votre support dématérialisé verdâtre, dont la chatoyance complexe et souvent obscure va étonnamment de pair avec une technique spartiate mais efficace, pour ne pas dire d’une indigence archaïque, ce qui n’est pas plus mal en cette époque de clignotants sophistiqués. Donc, je disais que je vous lis souvent, pour le délassement un brin précieux que procure votre prose, pour la frustration de n’avoir pas été aux concerts que vous décrivez avec un élan qui serait presque suspect s’il n’était pas simplement enthousiaste, pour les compositeurs délaissés que vous vous plaisez à ressusciter tel un Dr Frankenstein aboutissant à de plus plaisantes conclusions.
Pourtant une question récurrente ne cesse de me hanter, et dans le manoir écossais nocturne qui me taraude à toute heure se répète inlassablement la même interrogation, celle du citoyen-usager-client-musicien semi-professionnel soucieux de l’impartialité et de lé légitimité du censeur. Alors, cette question presque rituelle, je vous la pose, l’œil fier et mi-clos, l’air faussement détaché et d’une nonchalante solennité : « La salle de bain est-elle libre ? ». Euh… Ou plutôt, puisque c’est un beau jour pour mourir : « Feriez-vous mieux ? » Mieux que ces musiciens professionnels qui ne comptent ni leurs jours ni leurs mesures à remettre la sarabande de rondes et de noires sur l’ouvrage, à la décorer d’une mousseline de double-croches, à faire revivre les espèces musicales disparues afin que ne résonne plus le glas insulaire du dodo, à défricher la jachère de manuscrits qui dorment dans des bibliothèques décadentes, à faire enfin de leur passion leur gagne-pain, celui de peupler l’air de ces sons harmonieux qui font d’ici un ailleurs.
Alors, je vous lis et vous relis, souriant, acquiesçant parfois, parfois agacé. Je passe en revue vos phrases délicieusement alanguies et complexes, où vous vous jouez du langage, frisant quelquefois le narcissisme littéraire, où transparaît derrière les mots une connaissance intime et bienveillante de ce répertoire. Je vous lis pour prendre connaissance de vos avis, point forcément pour les suivre, je vous lis pour débattre de vos piques égrillardes dès qu’un violon à mentonnière agresse la vestale baroque. Et cette Muse Baroque, je lui souhaite finalement de poursuivre sa veille attentive et acharnée du monde de la musique ancienne et baroque, en conservant ses qualités mais surtout ses défauts qui en font tout le charme d’une discussion entre mélomanes.
Je suis et reste de votre gazette
Le très humble, très dévoué et très fidèle lecteur »
– Certainement pas !
V.L.N.