Sérénissimes surprises (Nuit à Venise, Les Surprises, Bestion de Camboulas – Phi)

Nuit à Venise

Claudio Monteverdi (1567-1643)
Dixit Dominus Secondo

Giovanni Legrenzi (1626-1690)
Adagio La Cetra

Alessandro Grandi (1590-1630)
O Quam Tu Pulchra Es

Tarquino Merula (1595-1665)
Ballo Detto Eccardo

Giovanni Antonio Rigatti (1613-1648)
Magnificat

Claudio Monteverdi
Longue Me Jesu,
Troppo ben Puo (instrumental)
Pulchrae Sunt Genae Tuae
Laudate Dominum Primo

Giovanni Legrenzi
Ingemisco
Oro Supplex

Antonio Lotti (1667-1740)
Crucifixus

Salomone Rossi (1570-1630)
Sinfonia Grave
Gagliarda Detta La Massara
Gagliarda Detta La Norsina

Francesco Cavalli (1602-1676)
Agnus Dei

Giovanni Battista Fontana (1589-1630)
Sonata 16

Giovanni Legrenzi
Salve Regina
De Profundis

Jehanne Amzal, Eugénie Lefebvre, sopranos
Julia Beaumier, mezzo
Paulin Büngden, alto
Clément Debieuvre, Sébastien Obrecht, tTénors
François Joron, Guillaume Olry, basses

Ensemble les Surprises :
Gabriel Grosbard, Anaëlle Blanc-Verdin, violons
Sarah Dubus, Cornet à bouquin et flûtes
Juliette Guignard, viole de gambe
Lucile Tessier, dulciane et flûtes
Gabriel Rignol, théorbe et guitare
Matthieu Boutineau, clavecin

Louis Noël Bestion de Camboulas, direction, clavecin, orgue

 Alpha-Classics, 2023, 68′

Imaginez une déambulation ! Dans la nuit vénitienne, sur le pavé des trottoirs bordant les canaux ne résonne que le pas de vos bottines. Qu’entendriez vous aux abords de la Plazza San Marco ou de l’une des centaines d’églises et de placettes de la Sérénissime ? Quels sons parviendraient à vos oreilles si votre marche s’ancrait dans les premières décennies d’un dix-septième siècle voyant Venise encore au fait de sa vitalité créatrice ? Cet enregistrement de l’Ensemble Les Surprises, dont nous avions apprécié la version de concert en avril dernier au Théâtre des Bouffes du Nord, constitue assurément un essai de réponse. C’est du moins dans cet esprit que Louis Noël Bestion de Camboulas en a conçu le programme, s’attachant à récréer l’ambiance musicale d’une ville dont les compositeurs s’épanouissent également dans le répertoire profane ou sacré, autant sous l’influence des fêtes populaires des places que sous celle des chœurs d’églises dont la qualité fait la réputation de la ville, aussi riche de mécènes dont les salons et alcôves de palais participent aussi à une création pour la moins débordante.

Loin de l’exubérance dix-huitièmiste vivaldienne qui colle à la musique vénitienne, c’est à une rencontre avec le Seicento de Monteverdi (1567-1643) que vous convie Louis-Noël Bestion de Camboulas en ouverture de programme, dont le Dixit Dominus Secondo entremêle les huit voix du chœur avec subtilité, juxtaposant avec relief les lignes vocales pour faire de cette œuvre, très représentative du style de son auteur, un bel exemple de maîtrise de la composition vocale et de l’épure, les voix se satisfaisant d’un accompagnement subtil et discret aux violons et d’un continuum de basses réduit à l’essentiel.

Une entrée en matière délicate, qui au-delà de souligner l’importance primordiale de Monteverdi dans la musique vénitienne de cette époque s’avère un prélude tout à fait approprié à la seconde œuvre du disque, l’Adagio La Cetra de Giovanni Legrenzi (1626-1690), compositeur plus tardif qui fut Maître de Chapelle à la Cappella Marciana et peut-être l’un des professeurs de Vivaldi. Comme un trait d’union entre la musique vénitienne des dix-septième et dix-huitième siècle qu’illustre bien cet adagio, qui après une introduction à l’orgue déploie des lignes mélodiques gracieuses et affirmées, conservant une solennité quasi religieuse que n’aurait sans doute pas désavouée Monteverdi.

Retour au répertoire choral avec le O Quam Tu Pulchra Est d’Alessandro Grandi (1590-1630), chœur masculin quasiment a cappella, accompagné d’une fluide ligne de luth. Une filiation assumée avec Monteverdi qu’il seconda au sein des chœurs de la Basilique Saint Marc à compter de 1620, filiation particulièrement sensible dans cette œuvre dans laquelle Grandi démontre son aisance contrapuntique et son art de l’évolution chromatique, d’une grande subtilité. Une maîtrise de composition qui ne sera pas étrangère à quelques tensions avec son illustre maître, avant que Grandi ne succombe prématurément à l’épidémie de peste qui ravage Bergame où il s’était fait engager.

Au sein du chœur réuni par Louis Noel Bestion de Camboulas pour cet enregistrement, nous retrouvons quelques habitués des Surprises, Jehanne Amzal, Eugénie Lefebvre, Julia Beaumier et Paulin Büngden, voix féminines auxquelles s’entremêlent ou répondent Clément Debieuvre et Sébastien Obrecht, accompagnés de François Joron et Guilaume Olry, chœur cohérent aux timbres complémentaires, qui feront merveille notamment sur ce Magnificat d’Antonio Rigatti (1613-1648) où voix féminines et masculines se répondent dans une très belle alternance, sur une partition où le cornet à bouquin contribue à accentuer la tension dramatique.

Si la qualité du chœur est à souligner, les incursions dans des œuvres purement instrumentales ne dépareillent pas la qualité du programme, offrant quelques moments savoureux, comme ce Ballo Detto Eccardo de Tarquinio Merula (1595-1665), léger et porté par une flûte aussi mélodieuse que vive (Sarah Dubus) et par un violon vivace, rappelant que la musique vénitienne du dix-septième siècle, loin d’être cantonnée à la sphère religieuse, sait aussi s’inspirer et s’enivrer d’airs plus populaires. Une belle inspiration de la part de Tarquinio Merula, dont nous noterons d’ailleurs qu’il fut en charge après 1630 de la musique auprès de la Basilique Santa Maria Maggiore de Bergame, au poste laissé vacant par la mort de Grandi.

Louis Noël Bestion de Camboulas tisse le programme de cet enregistrement comme un jeu subtil de correspondances entre les différents compositeurs conviés, qui semblent se répondre par des liens parfois évidents de composition, ou plus ténus, par la succession professorale ou celle des charges occupées.

Un héritage et une évolution de style particulièrement palpable dans le Crucifixus d’Antonio Lotti (1667-1740) dans lequel cet élève de Giovanni Legrenzi assume tout l’héritage d’un Monteverdi dans la maîtrise de l’étagement des différentes lignes vocales tout en modernisant ses compostions, avec cet allongement des notes et cette succession rapide des entrées vocales si caractéristique de son style.

L’occasion également de s’aventurer à la rencontre de compositeurs peu joués, à l’exemple de Salomone Rossi (1570-1630), compositeur d’origine juive dont on perd la trace après le sac du ghetto de Mantoue par les troupes autrichiennes en 1630 et dont la sœur, chanteuse lyrique sous le nom de Madame Europa fut de la première distribution de l’Arianna de Monteverdi. Des trois courts morceaux présentés dans cet enregistrement nous retiendrons une Sinfonia Grave assez émouvante, à laquelle répond sur une tonalité à la fois plus joyeuse, mais un peu pompeuse la Sonata 16 de Giovanni Battista Fontana (1589-1630), qui comme ses confrères Grandi et Rossi disparaîtra dans les circonstances troubles des guerres et épidémie de peste qui ravagent le nord de l’Italie dans les années 1630.

Un disque comme un voyage le temps d’une nuit fantasmée dans la création musicale vénitienne, à la rencontre de quelques musiciens connus ou à la postérité plus confidentielle, dont les œuvres s’influencent et se répondent, créant une atmosphère homogène et sereine. Exhumant d’un oubli relatif quelques œuvres ternies par l’oubli, Louis Noël Bestion de Camboulas et Les Surprises poursuivent avec cet enregistrement un salutaire travail de remise en lumières du baroque italien de la première moitié du dix-septième siècle, soulignant les parentés et influences entre répertoire profane et sacré, la variété des styles et des instrumentations. Un disque qui pique notre curiosité autant qu’il s’avère un véritable plaisir d’écoute !

                                                                                              Pierre-Damien HOUVILLE

Technique : enregistrement aéré et équilibré.