Henry Purcell (1659-1695)
Didon et Enée (1689)
Opéra en un prologue et trois actes, sur un livret de Nahum Tate d’après Virgile (L’Enéide)
Malena Ernman (Didon), Christopher Maltman (Enée), Judith van Wanroij (Belinda), Lina Markeby (seconde dame), Hilary Summers (magicienne), Céline Rici (première sorcière), Ana Quintans (seconde sorcière), Mark Mauillon (l’Esprit), Damian Whiteley (un marin) ; Fiona Shaw (prologue déclamé)
Mise en scène : Deborah Warner
Chœur et orchestre des Arts Florissants
Direction : William Christie
63’51, enregistrement Fra Musica, 1 DVD, Opéra-Comique, 2009.
Représentation de décembre 2008 à l’Opéra-Comique, avec un bonus « entretien avec William Christie et Deborah Warner »
[clear]
Didon et Enée est à la fois l’un des plus connus et l’un des plus mystérieux opéras du répertoire baroque. La force de sa musique et l’intensité concise du drame ont fait sa renommée. Mais les circonstances de sa création (en décembre 1689 à la Boarding School for Girls de Londres, pensionnat de jeunes filles) demeurent incertaines. En particulier la richesse de la musique paraît bien démesurée pour la formation orchestrale réduite de ce type de représentation. Surtout, aucune partition de l’époque ne nous est parvenue : toutes sont des transcriptions du XVIIIème siècle. Et certaines parties (dont le prologue, et sans doute la fin de l’acte II) sont perdues.
Nous avions assisté l’année dernière aux représentations à l’Opéra Comique. Dans l’entretien qui accompagne l’enregistrement, William Christie explique sa démarche pour restituer l’œuvre dans la production de l’Opéra Comique. Il estime que la musique est probablement antérieure à sa création connue, et émet l’hypothèse qu’il s’agissait à l’origine d’un opéra destiné à la cour (ce qui justifierait les nombreuses danses). La partie orchestrale mérite selon lui une formation nettement plus étoffée, calquée sur la composition des orchestres français alors en vogue à Londres. Deborah Warner expose de son côté le choix des poèmes déclamés lors du prologue, appuyés de quelques mesures instrumentales. Tous deux soulignent le soin apporté au choix des interprètes dans cette production, afin qu’ils soient crédibles scéniquement.
Disons d’emblée que le résultat est assez séduisant, même s’il est un peu décalé par rapport à des versions plus familières à nos oreilles. Si le choix des poèmes du prologue est évidemment contestable, puisqu’il s’agit d’une « restitution » de pages perdues, leur déclamation par Fiona Shaw est tout à fait convaincante. Les décors, dépouillés mais suggestifs, bénéficient de changements à vue comme il était d’usage à l’époque. Les costumes (en particulier féminins) sont particulièrement soignés et agréables à l’œil ; par contraste ceux d’Enée sont un peu plus frustres, rappelant que l’aventurier a quitté Troie sous les flammes… L’irruption répétée des enfants aux trois actes donne une touche de fraîcheur juvénile, évoquant évidemment les circonstances de la création au pensionnat de jeune fille, mise en doute par Christie dans son entretien. Ces irruptions participent aussi d’un parti pris de mise en scène appuyée : les poses presque lascives de Didon et Enée au second acte, les sorcières qui fument et boivent, le marin qui s’exhibe lors du départ…On peut aimer ou pas cette lecture de l’opéra de Purcell à la manière du théâtre de Shakespeare, mais outre qu’elle est historiquement plausible elle en renforce l’intensité dramatique.
Vocalement aussi le plaisir est au rendez-vous. La Didon de Malena Ernman possède un timbre dramatique et expressif, aussi à l’aise pour exprimer les frissons de l’amour naissant au premier acte que lors de sa rupture et de sa fin funeste au troisième acte. Son phrasé est impeccable, et soutenu par un jeu de scène très expressif.
A ses côtés, Judith van Wanroij campe une Belinda de premier plan. Sa voix légèrement acide possède une clarté délicate, sa diction est soignée. Son « Pursue thy conquest, Love » est preste et enlevé, triomphal, tandis que le « Thank to these lonesome vales » au second acte est un pur moment de poésie. On retiendra aussi le beau duo » Fear no danger to ensure » avec Lina Markeby (seconde dame) au premier acte. De cette dernière on appréciera aussi le timbre juvénile dans l’air du second acte « Oft she visits this lone mountain ».
Dans le rôle d’Enée, le ténor Christopher Maltman nous gratifie d’un timbre charnu, opulent dans les graves, et doté d’une bonne projection. Son jeu de scène est également très crédible, en particulier lors du moment délicat des adieux. On ne peut malheureusement en dire autant de Mark Mauillon, esprit à la voix frêle et manquant décidément de profondeur pour un baryton digne de ce nom. En revanche au troisième acte Damian Whiteley campe de façon convaincante un marin sûr de lui, séducteur un peu facile, à la voix tout à fait honorable.
La magicienne Hilary Summers déploie un timbre caverneux qui sied à son emploi. Sa déclamation s’appuie sur une projection puissante, qui souligne son cynisme maléfique. Autour d’elle on pourra noter le timbre agile de Céline Rici (première sorcière), et la prestation honorable d’Ana Quintans (seconde sorcière). Les deux trios des sorcières (aux deuxièmes et troisièmes actes) sont dramatiquement tout à fait réussis. Enfin les choeurs sont vigoureux et bien rythmés.
A la tête des Arts Florissants, William Christie met en valeur la richesse et la délicatesse de la partition à travers une direction expressive et dynamique, relayée avec enthousiasme par l’orchestre. Au chapitre présentation, un petit regret : le coffret comprend une plaquette sur l’œuvre, mais sans livret. Au total une production réussie tant au plan vocal que scénique, et une fois de plus merci monsieur Christie qui renouvelez la lecture de cette œuvre maintes fois représentée et enregistrée, pour notre plus grand plaisir…
Didon et Enée, deux lectures pour un chef d’œuvre
La sortie quasi simultanée des deux versions DVD (Christie/ Warner à l’Opéra Comique, et Hogwood/ Mac Gregor à Covent Garden) appelle évidemment une rapide critique comparative. Disons d’emblée que les deux interprétations sont assez fortement influencées par les choix des chefs et des metteurs en scène, qui proposent deux lectures radicalement différentes de l’œuvre. Pour forcer le trait, disons que là où Christie et Warner nous emmènent dans un marivaudage qui tourne mal, avec une mise en scène inspirée de Shakespeare, Hogwood etMac Gregor nous projettent dans un drame racinien intemporel !
Tout s’oppose dans les mises en scène : les décors minimalistes de Mac Gregor versus l’ambiance plus « baroque » de Warner, les costumes de cour délicats « à la Tudor » de cette dernière versus les sortes de kimonos gris du premier, les pantomimes de l’Opéra Comique versus les danseurs confirmés de Covent Garden, les éclairages chatoyants versus les clairs-obscurs somptueux…
On peut faire le parallèle avec les voix et le physique des interprètes. Faut-il préférer la Didon « de chair et de sang » d’Ernman, ou la tragédienne implacable de Conolly ? Le charme viril et raffiné de l’Enée de Maltman, ou la profondeur brutale de Meacham ? La magicienne sardonique et moqueuse de Summers, ou la Pythie du Destin de Fulgoni ? L’allant débraillé de Whiteley (marin du 3ème acte) ou l’énergie hiératique de Park ? Le choix est nécessairement affaire de goût, et ce n’est point le propos de votre serviteur que de trancher.
Les éléments purement musicaux ne permettent pas davantage de départager ces deux versions. Comment comparer la direction cursive et ciselée de Christie à la baguette nerveuse et inspirée d’Hogwood ? Les plateaux d’interprètes sont quant à eux très homogènes, et d’un excellent niveau dans les deux versions. Plutôt que d’opposer ces deux versions, soulignons plutôt leurs points communs. Car il y en a davantage qu’il ne pourrait paraître de prime abord. Outre la qualité des orchestres et des interprètes, la richesse de l’orchestration est retenue par les deux chefs qui, à la lumière des recherches musicologiques récentes, ne croient plus à « l’œuvre pour pensionnat de jeunes filles », dotée d’un orchestre minimaliste. Didon et Enée a probablement été créée comme opéra de cour (allusion voilée aux amours élisabéthaines ?), et mérite un orchestre en conséquence. Un autre aspect commun frappant est le soin porté à illustrer chacun leur lecture jusque dans le choix des interprètes (y compris la crédibilité de leur physique) et dans les moindres détails de la mise en scène, ce qui la rend particulièrement convaincante.
Afin de rendre votre choix encore plus difficile, je rappellerai très brièvement les composantes les plus séduisantes de chaque version, qui se détachent avec force d’un visionnage rapproché des deux enregistrements (grandement facilité par la brièveté de l’œuvre) : chez Christie la beauté des costumes, et le réalisme outré de certaines scènes (sorcières hétaïres d’occasion et amatrices de produits psychotropes, marin sortant tout droit des bordels de Carthage, sans oublier le magnifique déjeuner sur l’herbe entre Didon et Enée au deuxième acte) ; chezHogwood la beauté étourdissante des ballets, et les magnifiques clairs-obscurs.
Maintenant, faites votre choix (pourquoi pas les deux ?), et quel qu’il soit n’hésitez pas à regarder et écouter sans modération…
Bruno Maury
Technique : prise de son claire, bien spatialisée, captation vidéo agréable et fluide.
Étiquettes : Bruno Maury, Christie William, DVD, Les Arts Florissants, Muse : argent, opéra, Opéra Comique, Purcell Dernière modification: 17 juillet 2014
[…] ensemble qui se veut respectable doit aborder, au moins une fois. Hervé Niquet, René Jacobs, William Christie… et aujourd’hui Vincent Dumestre. Mais à quoi bon une nouvelle fois ? Quelle nouveauté de […]