« Il y avait donc une autre histoire à raconter, sur un texte contemporain. »
Entretien avec Judith Pacquier,
cornettiste et co-directrice musicale des Traversées Baroques à propos de La Pellegrina
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En dépit de l’épuisante représentation de la veille au Grand Théâtre de Dijon, voilà Judith Pacquier prête à nous accorder un moment, après un café dynamisant. Souriante et détendue, la fameuse cornettiste, élève de Jean-Pierre Canihac, co-directrice des Traversées, évoque tour à tour les fastueux intermèdes de La Pellegrina, presque aussi mythiques que l’Orfeo, ou que l’Euridice de Peri, ainsi que cette nouvelle création dijonnaise, qu’on aurait tort d’interpréter comme une reconstitution à la florentine. Et au fil d’un échange aussi agréable que nourri, on en vient à laisser filer l’heure et presque le train, et c’est hors d’haleine que nous avons pu regagner la capitale, notre enregistreur triomphalement en poche, pour pouvoir partager avec vous les coulisses des coulisses de ces noces princières.
Autour de la Pellegrina de 1589
Muse Baroque : Il y eu de très nombreux intermèdes musicaux interprétés entre 1539 et 1589, souvent à l’occasion de baptêmes, noces ou entrées solennelles. Pourquoi avoir choisi la Pellegrina en particulier ?
Judith Pacquier : Les Traversées Baroques ont la chance d’être en résidence à Dijon, et l’Opéra de Dijon a choisi de nous faire confiance pour monter un opéra. Avec Etienne [Meyer], nous cherchions à trouver un projet fort, et nous étions déjà familiers de La Pellegrina.
M.B. : Faut-il y voir l’attrait de ce que certains désignent comme « la naissance de l’opéra » ?
J.P. : La Pellegrina, ou précisément les intermèdes de celle-ci (puisque la Pellegrina est le nom de la pièce de théâtre), est un mythe aux sources de l’opéra, même si elle n’en constitue pas encore le premier prototype. Il n’y a pas d’unité dramatique ici. L’œuvre voit le jour le 2 mai 1589 dans une période d’effervescence intense, et cette commande est un pas vers le rêve et la fantaisie. En effet, la Pellegrina a été conçue comme un manifeste de la puissance des Médicis, et prenait place dans un ensemble de 15 jours de festivités ruineuses avec d’autres pièces de théâtre comme la Zingara ou la Pazzia d’Isabella, à l’occasion desquelles on rejoua d’ailleurs les intermezzi. Il s’agissait de l’évènement culturel à ne pas manquer, et la Pellegrina a été vue comme un point culminant de ces réjouissances en l’honneur des noces de Ferdinand de Médicis et de Christine de Lorraine, qui ont nécessité 9 mois de préparation.
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M.B. : Du fait de l’intervention de six compositeurs différents (Antonio Archilei, Giovanno de’Bardi, Giulio Caccini, Emilio de’Cavalieri, Cristofano Malvezzi, Luca Marenzio et Jacopo Peri), y a-t-il tout de même une unité stylistique à cette Pellegrina ?
J.P. : C’est une œuvre commune, et qui n’a pas été sans rivalités. S’affrontaient, en caricaturant un peu, d’un côté les Anciens, comme Bardi, aristocrate et humaniste, promoteur de la Camerata Fiorentina, souhaitant mettre en valeur le texte, subordonner la musique à la parole, en une sorte d’apothéose de l’idéal de la Renaissance. De l’autres, les « jeunes qui montent » tels Peri ou Caccini. Ecoutez le fameux air « Dunque Fra Torbid’ Onde » de Peri, dans le 5ème intermède, la modernité est visible dans les diminutions, le dégagement du chanteur soliste, en bref la naissance des premiers airs d’opéra.
M.B. : Quelles sources avez-vous utilisées ? Quel ont été vos choix pour les effectifs et l’instrumentarium ?
J.P. : Nous bénéficions pour La Pellegrina de tout un ensemble de documents très complets, qu’il s’agisse de la partition publiée à Venise en 1591, des dessins des costumes et décors retrouvés à la fin du XIXème siècle éparpillés dans les archives florentines, les livres de comptes de Cavalieri…
Evidemment, en dépit de tout ce matériel, même musicalement, il était impensable de recréer la Pellegrina comme à l’époque où il y avait 120 musiciens ! A Dijon, nous aurons 24 chanteurs et 18 instrumentistes, ce qui constitue un bon compromis, adapté à la taille de la salle et à notre budget. En outre, il était important que les sonorités soient riches, et c’est le cas puisque nous jouons souvent de plusieurs instruments, et qu’avec lyre, lirone, luth basse, etc. le continuo sera très fourni.
M.B. : En ce qui concerne la partition, n’y a –il tout de même pas des arbitrages à faire, puisque la partition de 1591 semble ne pas correspondre partout avec la relation d’un témoin des festivités de 1589 ?
J.P. : Vous avez tout à fait raison. Il y a dans la 9ème partie (Nono) de la partition de 1591 une description du dispositif instrumental, pièce par pièce et voix par voix, par Cristofano Malvezzi, qui était compositeur. C’est donc notre source première. Ensuite, il y a Bastiano de Rossi, qui n’était pas musicien, qui a rédigé une Description de l’appareil des intermèdes faits pour la comédie représentée à Florence en 1589 qui contient une description précise mais parfois divergente. Quoiqu’il en soit, nous avons adapté ces documents à notre production, selon nos choix propres et ce dont nous disposons pour cette production.
M.B. : Il n’y a pas de flûtes, ni de trompettes ?
J.P. : Avec Etienne, le parti-pris a été de varier les couleurs en fonction du contexte de chaque madrigal. A l’époque, les Médicis avaient fait venir les meilleurs musiciens d’Europe, il est au passage piquant de relever que le cornettiste était mieux payé que la soprano ou le compositeur ;
M.B. : Comment avez-vous choisi la distribution, relativement jeune ?
J.P. : Cela a été assez épique : nous avons reçu 425 candidatures par CV, puis fait passer 100 auditions, cela nous a pris 5 jours pour écouter tous les chanteurs. Rien que pour le rôle finalement attribué à Capucine [Keller], nous avons auditionné 35 sopranos… Enfin, pour l’anecdote, Philippe Grisvart, qui joue le rôle de Cavalieri et chante basse, est en réalité claveciniste, et a été l’accompagnateur des dites auditions !
M.B. : Les ornements ont-ils été improvisés ?
J.P. : la majeure partie est déjà écrite dans la partition. J’en ai composé certaines comme celle du « Io che l’Onde ». Etant cornettiste de formation, l’art des diminutions m’est familier, et l’essentiel est d’allier à la fois la capacité à être virtuose et le respect de la ligne vocale, c’est cela qui est musicalement intéressant. Il faut rester dans la simplicité, et c’est là où Capucine Keller ou Romain Bockler sont extraordinaires.
M.B. : Qu’en est-il pour votre travail sur les chœurs, qui sont très fluides ?
J.P. : L’écriture des chœurs est très polyphonique. Etienne [Meyer] a effectué un travail très poussé sur la recherche de l’accent du texte et de la « grande phrase », et le rebond. Cela permet une fois ces éléments en place des chœurs qui avancent toujours. Il n’y a pas eu de tentation de bousculer les tempi à l’intérieur, pas d’ajout d’effets.
2. Autour du spectacle de La Pellegrina 2014
M.B. : Comment s’est déroulée votre collaboration avec Rémi Cassaigne et Andreas Linos ? Qui a eu l’idée de cette nouvelle Pellegrina, et pourquoi ne pas rejouer la pièce originelle ?
J.P. : Au départ, nous voulions faire la Pellegrina, avec à la fois la pièce de théâtre et la musique des intermèdes. Cependant, nous nous sommes vite rendu compte que la pièce de Girolamo Bargagli, une comédie un peu lourde, était trop longue et trop complexe pour un public actuel, avec plus de 30 personnages. Il y avait donc une autre histoire à raconter, sur un texte contemporain. Nous connaissions bien Rémi [Cassaigne] avec lequel nous avions fait nos études, et le projet s’est monté il y a un an et demi, nous avons reçu le texte en juillet dernier : il s’agissait de raconter l’histoire de La Pellegrina 8 mois avant sa création en 1589, de voir les coulisses, les décors, le contexte. La réalisation de Rémi Cassaigne est très documentée, c’est une plongée de l’époque avec plusieurs niveaux de lecture. D’ailleurs, à la générale nous avons accueilli des lycéens, et cela a très bien fonctionné ! Je pense aussi que ce spectacle est un « work in progress », qu’il est appelé à évoluer.
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M.B. : Et la mise en scène d’Andreas Linos ?
J.P. : J’admire beaucoup Andreas car c’est un musicien, et il a donc un fort respect pour la musique. L’idée qu’il a eu, dans le prolongement du livret de Remi Cassaigne, a été de conter la préparation des festivités, et d’amener le spectateur à comprendre l’époque. Le passage du parlé au chanté a été ardu pour les artistes, notamment Renaud Delaigue qui tient le spectacle de bout en bout. Cela a aussi été un défi logistique à relever car comparé à la pléthore du personnel à la solde des Médicis, nous n’avions que 4 costumières pour 62 costumes, et 8 machinistes. Et ce fut une joie immense de voir que le public a été interloqué par le final somptueux.
M.B. : Quel sera l’avenir de cette production ?
J.P. : C’est à voir, nous aimerions naturellement qu’il puisse y avoir une belle tournée.
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3. Les Traversées Baroques
M.B. : Quels sont les prochains projets des Traversées ?
J.P. : Nous sortirons en juillet chez K617 un enregistrement consacré au rayonnement de la musique italienne en Europe de l’Est. Et dans environ 2 ans, nous comptons monter de nouveau un nouvel opéra à Dijon. Mais je ne peux encore vous en dire plus (sourire).
Et puis, il y a les ateliers de formation, ouverts à tous les amateurs ou aux futurs professionnels, les actions en collège, à Sciences-Po… Il est important de former le public de demain.
M.B. : Merci beaucoup Judith pour cet entretien.
Propos recueillis par Viet-Linh Nguyen le 11 février 2014 à Dijon.
10 février 2014, Grand Théâtre, Dijon : Bardi, Caccini, Cavalieri, Marenzio, Peri et alii, « La Pellegrina, une fête florentine », Les Traversées Baroques, dir. Judith Pacquier & Etienne Meyer, mise en scène Andreas Linos
Site officiel de l’Opéra de Dijon
Site officiel des Traversées Baroques