
Ambronay @ Muse Baroque, 2024
Deuxième jour, de ce troisième week-end. Les cieux incléments n’arrêtent pas les mélomanes, qui affluent en grappes vers les lieux. Nous nous joignons à la visite historique, pour rafraîchir nos connaissances des guerres delphino-savoyardes, et déplorer que l’Abbaye soit au beau milieu de ces luttes, ce qui lui valut bien des déboires… On apprécie également d’autant mieux les admirables travaux de restauration réalisés avec goût et sûreté d’exécution et l’extraordinaire aventure de la fondation du festival en 80 par l’association Art et Musique, et le label de Centre Culturel de Rencontre (CRR) couronnant les efforts en 2003. Car les lieux, passablement maltraités lors de la Révolution et jusque récemment (prison, grange, cave à fromages, HLM…) ont subi les stigmates des siècles et on ne peut qu’être admiratif devant cette renaissance artistique et musicale.

@ Bertrand Pichène / Festival d’Ambronay
Le Concert secret des Dames de Ferrare
œuvres de Luca Marenzio, Luzzasco Luzzaschi, Francesca Caccini…
Ensemble La Néreïde
Julie Roset, Ana Vieira Leite, Camille Allérat, sopranos
Manon Papasergio, harpe
Gabriel Rignol, théorbe
Yoann Moulin, clavecin
Abbatiale, 14h30
Le disque – excellent et au programme sensiblement identique – est déjà paru chez Ricercar. Certes, l’acoustique un peu réverbérante de l’Abbatiale n’est peut-être pas la plus adéquate pour rendre compte des ciselures ferraraises, et cette nef bien vaste pour l’intimité d’un salon curial. Un espace plus intime et plus chaleureux, aurait sans doute permis aux auditeurs de mieux apprécier le contrepoint serré de ces admirables compositions, d’une finesse de miniaturiste, d’une poésie d’aquarelliste. Mais revenons au XVIème siècle, et à la cour d’Alfonse II d’Este, à Ferrare, très prolifique dans son mécénat. Vers 1580, le duc créé les « concerts secrets des dames », si secrets que leur renommée sera colportée par les « happy few » à travers les missives d’ambassadeurs et autres conversations à travers l’Europe. Ces « concerti delle donne », dont les partitions étaient jalousement conservées sous clé, et interdites d’édition du vivant du duc, furent principalement écrites par le musicien de la cour Luzzasco Luzzaschi pour un effectif très spécifique de trois chanteuses et musiciennes accomplies incarnant les Trois Grâces : Laura Peperara, Anna Guarini et Livia d’Arco qui outre leurs voix de soprane jouaient respectivement de la harpe, du Luth et de la viole, accompagnement qu’hélas La Néreïde ne respecta pas lors du concert, et où le sort voulut que Manon Papasergio, qui initialement devait accompagner les chanteuses à la harpe ou à la viole ne put qu’user de sa harpe. Hors, du fait de l’acoustique du lieu, les cordes pincées furent rapidement peu audibles, laissant pleinement planer les voix féminines au-dessus d’un discret clavecin.

Julie Roset @ Bertrand Pichène / Festival d’Ambronay
Ce fut donc une magnifique ode à la vocalité de cette fin de siècle, entre Renaissance et baroque naissant, qu’on défendu les trois sopranos très complices : Julie Roset et sa voix d’une exemplaire clarté, sur toute une ample tessiture, Ana Vieira Leite d’une sensualité légère, promesse de douceur moirée, Camille Allérat au timbre plus corsé, à la projection moins aérienne. Si les pièces de Luzzaschi et de ses contemporains composant dans le même style (Francesca Caccini, Monteverdi, Marenzio) font de ce programme un ensemble cohérent, ce dernier évite toute monotonie par la diversité des combinaisons (une à trois solistes), malgré la cruelle absence du soutien mélodique de la viole qui aurait apporté un réel plus en redéplaçant dans le medium l’image sonore. Mais on ne niera pas le charme hypnotique de ces madrigaux si délicats, si précis, où les hardiesses des passagi et ornements servent à l’éloquence et à la théâtralité, sans jamais virer à l’étalage de glottes. La vision théâtrale et déclamatoire, avec une grande attention portée au texte et aux affects, convainc, même si elle est peu dramatique (mais ce genre est assez contemplatif, n’est-il pas ?). On louera ainsi le « Tre Sirene » de Francesca Caccini, qui expose tour à tour les talents de chaque chanteuse, le planant « Cor mio, deh non languire » de Luzzaschi, accompagné uniquement de harpe et théorbe, languissant et éthéré, sans omettre le noble « Ch’io non t’ami » du même, où Julie Roset délivre des ornements d’une netteté chirurgicale, tout en livrant un cri d’amour pudique et nuancé. S’il faut un favori, ce sera le « Come dolce hoggi l’auretta » de Monteverdi, à trois, glissant et joueur, printanier et souriant, plus bergères que Poppées, frémissant dans ses sources et bosquets. Pas de doute, avec La Néréïde, le bonheur est dans le pré.

@ Bertrand Pichène / Festival d’Ambronay
« Opus infinitum / Haendel versus Bach »
Mise en miroir d’œuvres de Jean-Sébastien Bach (extraits de cantates et concertos) et Georg Friedrich Haendel (extraits de Israël en Egypte ; Le Messie ; Acis et Galatée ; Dixit Dominus…)
Ana Vieira Leite, soprano
Logan Lopez Gonzalez, contre-ténor
Samuel Boden, ténor
Adrien Fournaison, basse
Chœur de chambre de Namur
Cappella Mediterranea
Direction Leonardo García Alarcón
Abbatiale, 20h30
Un duel. Encore un. La cardinal les avait pourtant prohibés. Un énième Bach versus Marchand, Scarlatti versus Haendel ? On s’ennuie déjà de la joute musicale entre deux géants si dissemblables, et qui ne sont jamais rencontrés, malgré des occasions manquées. Tiens, c’est vrai, ils sont nés la même année, 1685. Ils ont été charcutés par le même charlatan, l’oculiste Taylor. Mais bon, c’est un peu mince pour cette mise en regard que nous réserve la Cappella. On attend. Leonardo García Alarcón nous explique avec humour et dans son français chantant qu’il y avait deux solutions pour lui : « faire une psychanalyse, très longue, très chère. Ou bien faire ce concert. ». Rires. Allons bon, s’il faut en passer par cette séance cathartique, faisons bonne fortune… Un œil au programme : tiens, on commence avec un chœur d’Israel in Egypt. On ferme les yeux, savourant les couleurs de La Cappella Mediterranea, en particulier l’alchimie entre les violons et hautbois, la force du Chœur de Chambre de Namur. Ça n’articule pas beaucoup, pour Namur, se dit-on. Belles articulations, couleurs en kodachrome, battue nerveuse. Et puis tout dérape, sans transition, ou plutôt d’une transition aussi soudaine que surprenante, il y a une section étrange, et paf, tiens, ouf, de nouveau Haendel, et pif, encore perdu. Bon, soyons un peu plus attentifs. Le second morceau devrait être un chœur extrait de la BWV 101. Raté, c’est une introduction instrumentale mais là encore que fait la Water Music ici ??? Comment ? Il a osé !
Il a osé. On réalise alors cette folie compositrice de Leonardo García Alarcón. Ce n’est pas un duel que cette mise en regard de Bach et Haendel. On ne décharge pas chacun son tour son coup de pistolet. C’est une recomposition onirique, un acte un peu délirant, d’une audace inouïe, une démonstration impossible : le fondu enchaîné, le travelling avant. Ce n’est pas un concert Bach versus Haendel, ni Haendel versus Bach, c’est un dédoublement de personnalités, où le chef se saisit d’un mouvement, et intercale subrepticement, en génial faussaire, des sections de l’autre compositeur, homogénéisant le passage de l’un à l’autre par la justesse de sa sélection (fruit d’une intime fréquentation de ces compagnons de route), par ce chœur protéiforme (qui mâchouille sans doute exprès ses consonnes, pour qu’on ne distingue pas l’allemand de l’anglais), par les textures instrumentales (qui tire Haendel vers Bach). Il a soigneusement évité les opéras italiens du Saxon, trop distinctifs, trop carénés, trop robustes, trop reconnaissables, trop distinctifs. Il a structuré son concert d’après la Musurgia Universalis (1650) d’Athanasius Kircher (à revérifier, nous n’en jurerions pas) : Stile antico, Stylus symphonicus, Il Madrigale concertato, Stylus gravis, Cantatas italiana, Passions duettos, Durezze et stravaganze armoniche, Fugaci canonici in stile dramatico, etc.

@ Bertrand Pichène / Festival d’Ambronay
Sur scène, les solistes se plient avec jubilation à cet exercice de style troublant, avec audace, avec boulimie : on retrouve l’infatigable Ana Vieira Leite, à quelques heures de son concert précédent, et sans aucune méforme, un contre-ténor fin et précis, au timbre bien tempéré, Logan Lopez Gonzalez, talent à suivre, ténor (Samuel Boden) et basse (Adrien Fournaison), très fiable, à la belles présence et projection. Mais on retiendra surtout de cet essai une tentative un peu folle, tout à fait déroutante qui fonctionne grâce à l’écheveau tonal et au panachage de chœurs : Aurait-on parié que « Wreched lovers » d’Acis & Galatea, au climat massif et sombre, presque religieux dans sa déploration ce soir-là irait se jeter dans les méandres de « Es ist trotzig und verzagt ding » BWV 176 avec fluidité ? Plus facile quand tout est en allemand, en duo, et qui plus est dans deux Passions : un « Soll mein Kind » certes un peu simple et archaïque de Haendel (Brockes passion) suivi du si fameux « So ist mein Jesu » de la Saint-Matthieu. Tout ne fonctionne pas sans anicroches : on est parfois beaucoup moins convaincus par des juxtapositions brutales comme le « he sent a thick darkness » d’Israel in Egypt couplé malaisément avec un « Es kommt aber die Zeit » (BWV 44) au prix d’un tempo trop fragmenté et nerveux pour en recoller les morceaux…
Mais l’essentiel est ailleurs. Il réside dans cette tentative, un peu vaine mais si inattendue, tout à fait passionnante, de fusionner les deux Grands en un monstrueux jumeau. Tout de même, Leonardo devrait en parler à son psychanaliste… et récidiver avec la version longue de 5 heures qu’il nous a laissé entrevoir lors de blind test dramatique et qui derrière la direction vitaminée dénote une incroyable tendresse et affinité envers les deux compositeurs aux destins si différents.
Viet-Linh Nguyen
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