"Cette année-là, pour l'opéra de
l'Ascension, le compositeur était Monsieur l'abbé Vivaldi, surnommé le Prêtre
roux [NdlR : Prete Rosso] à cause de sa chevelure, et parfois dénommé Rossi, ce
que l'on croyait être son nom de famille.
Ce très fameux violoniste, cet
homme célèbre pour ses sonates, spécialement pour celles qui s'intitulent
les Quatre Saisons [NdlR : erreur de Goldoni, les Quatre Saisons sont
bien entendu des concertos], composait aussi des opéras ; et quoique les vrais
connaisseurs disent qu'il était faible en contrepoint et qu'il conduisait mal
ses basses, il faisait bien chanter les parties et la plupart du temps ses
opéras eurent du succès.
Cette année-là, le rôle de la
prima donna devait être tenu par la signora Annina Girò, ou Giraud, fille d'un
perruquier d'origine française, laquelle était communément appelée l'Annina du
Prêtre roux, parce qu'elle était l'élève de Vivaldi. Elle n'avait pas une belle
voix, ce n'était pas une grande musicienne, mais elle était jolie et avenante ;
elle jouait bien (chose rare à l'époque) et avait des Protecteurs : il ne faut
rien de plus pour mériter le rôle de prima donna. Vivaldi tenait énormément à
trouver un poète qui arrange, ou dérange, le drame à son goût, en y adaptant
plus ou moins bien des airs que son élève avait chantés en d'autres occasions ;
comme c'est à moi qu'incombait cette tâche, je me présentai au compositeur sur
l'ordre du Cavaliere Padrone. Il me reçût assez froidement. Il me prit pour un
débutant et ne se trompa point ; et ne me trouvant pas bien au fait de la science
des tritureurs de livrets, on voyait qu'il avait grande envie de me renvoyer.
Il savait le succès qu'avait
remporté mon «Belisario», il connaissait la réussite de mes intermezzi ; mais
l'adaptation d'tin drame était une chose qu'il estimait difficile et qui
nécessitait selon lui un talent particulier. Je me souvins alors de ces règles
qui me rendirent fou à Milan quand on lut mon «Amalasunta», et j'avais moi aussi
le désir de m'en aller : mais ma situation devant Son Excellence Grimani, ainsi
que l'espoir d'obtenir la direction du magnifique théâtre de S. Giovanni
Crisostomo, m'incitèrent à dissimuler et presque à demander au Prêtre roux de me
prendre à l'essai.
Il me regarda avec un sourire de
compassion et s'empara d'un petit livre :
- «Voici, dit-il,
voici le drame
qu'il s'agit d'adapter : la «Griselda» d'Apostolo Zeno.
L'ouvrage, ajouta-t-il,
est très
beau : le rôle de la prima donna ne peut pas être meilleur, mais il y faudrait
certains changements... Si Votre Seigneurie connaissait les règles...
«Inutile : vous ne pouvez les
connaître. Voici, par exemple: après cette scène tendre, il y a un aria
cantabile, mais comme la Signora Annina ne... ne... n'aime pas cette sorte
d'aria (autant dire qu'elle ne savait pas les
chanter), il faudrait ici un air d'action. .. qui révèle la passion, mais qui ne
soit pas pathétique, qui ne soit pas cantabile.
- J'ai compris, répondis-je, j'ai
compris, je tâcherai de vous satisfaire : donnez-moi le libretto.
- Mais j'en ai moi-même besoin,
réplique Vivaldi, je n'ai pas fini les récitatifs. Quand me le rendrez vous?
Tout de suite, dis-je; donnez-moi une feuille de papier et une plume...
- Quoi? Votre Seigneurie
s'imagine qu'un air d'opéra est comme ceux des intermezzi !
La colère me gagna et je lui
répliquai effrontément ; il me donna la plume et tira de sa poche une lettre dont
il déchira une feuille de papier blanc.
- Ne vous mettez pas en colère,
dit-il modestement, tenez, installez-vous ici à cette table, voici le papier, la
plume et le libretto, faites à votre aise.
Puis il retourne à sa table de
travail et se met à réciter le bréviaire. Je lis alors attentivement la scène ;
j'analyse le sentiment de l'aria cantabile et j'en fais un autre d'action, de
passion, de mouvement. Je vais lui présenter mon travail ; le bréviaire dans la
main droite et ma feuille dans la main gauche, il se met à lire doucement ; et la
lecture terminée, il jette le bréviaire dans un coin, se lève, m'embrasse, court
à la porte, appelle la Signora Annina. Arrive l'Annina, et sa sœur Paolina ; il
leur lit l'arietta, en criant : Il l'a faite ici, c'est ici qu'il l'a faite,
c'est ici ! Et de nouveau il m'embrasse et me
dit bravo ; et me voici devenu son Ami, son Poète, son Confident, et il ne m'a
plus lâché. J'ai ensuite assassiné le drame de Zeno, autant et comme il l'a
voulu. L'opéra fut monté avec succès."
Carlo Goldoni, préface des
Commedie, Venise, 1761, op. cit. in Roland de Candé, Vivaldi, Le Seuil,
1994