Opéra en un prologue et
trois actes, sur un livret de Nahum Tate d'après Virgile (L'Enéide)
Sarah Connolly (Didon), Lucas
Meachem (Enée), Lucy Crowe (Belinda), Anita Watson (seconde dame), Sara Fulgoni
(magicienne), Eri Nakamura (première sorcière), Pumeza Matschikiza (seconde
sorcière), Iestyn Davies (l'Esprit), Ji-Min Park (un marin)
Chœurs et Ballet de l'Opéra
Royal de Covent Garden
Orchestre The Age of
Enlightenment
Direction Christopher Hogwood
Mise en scène et chorégraphie
: Wayne Mac Gregor.
Enregistrement Opus Arte, 1
DVD, 58'15, 2009.
Représentations d'avril 2009 à
l'Opéra Royal de Covent Garden.
Un drame inexorable
Cette
nouvelle version en DVD du Didon et Enée de Purcell est résolument
placée sous le signe du drame. Point ici d'effort d'imagination pour tenter
de reconstituer, comme récemment dans
l'enregistrement de William Christie à l'Opéra Comique, le prologue
perdu : dès les premières mesures de l'ouverture, et jusqu'au final, la
vis tragica constitue le ressort de la direction impérieuse de
Christopher Hogwood, dont la théâtralité s'est renforcée depuis la
version de 1994 avec la Belinda rêveuse d'Emma Kirkby (Decca /
L'Oiseau-lyre). L'orchestre The Age of Enlightenment, à la cohésion
remarquable, délivre une musique puissante, dont la restitution est
renforcée par la technique du son surround. Loin de la composition pour
pensionnat de jeunes filles (où est attestée la première représentation
connue de la pièce), cette lecture de Didon et Enée nous renvoie
irrésistiblement vers les drames verdiens (Otello, ou Don Carlo), ou ceux de
Britten au XXème siècle si l'on préfère garder une référence anglaise.
Est-on pour autant dans le contresens ou l'anachronisme ?
Si c'en est un, force est de constater qu'il s'avère totalement convaincant.
La mise en scène traduit en effet totalement le parti pris musical : décors
minimalistes, costumes gris, pastels et monochromes, éclairages contrastés
(dont certains clairs-obscurs du plus bel effet, notamment pour les chœurs
et les ballets). Même les danseurs de l'Opéra de Covent Garden ont troqué
les collants réglementaires contre des sortes de sous-vêtements gris qui les
laissent à demi-nus, découvrant des musculatures puissantes (mais pas
forcément très esthétiques : tout est affaire de goût !). Ils participent
ainsi à cette atmosphère de force brutale, presque jusqu'au malaise.
Wayne Mac
Gregor s'explique de ses choix dans l'entretien bonus insistant sur la
mise en valeur du drame intemporel.
Et, tout comme Christie, Hogwood semble avoir
choisi avec soin ses interprètes afin qu'ils portent sa lecture de l'œuvre.
Leur physique généreux est abrité dans des vêtements amples et frustres. Au
plan vocal, Sarah Conolly campe une Didon engagée dès le départ dans
un amour impossible. Son timbre ample, tragique et fier, non dénué de charme,
se montre tourmenté dès les premières répliques de son récitatif "Ah Belinda
!". Si elle se laisse aller avec répugnance à un bonheur éphémère au second
acte, son affrontement avec Enée au troisième acte est le fait d'une
tragédienne implacable. Délaissant le poison traditionnel, elle se donne la
mort en s'ouvrant les veines avec la pointe de la lance que lui a offerte
Enée précédemment.
L'Enée de Lucas Meachem lui donne la réplique sur
le même registre. Son timbre naturellement grave va chercher avec aisance
des rondeurs presque métalliques, redoutables, traduisant la dureté du
guerrier. Sa déclaration d'amour porte en elle le drame qui va culminer au
dernier acte. Ses atermoiements et ses déchirements à la fin du second acte
sont ceux du héros écrasé par le destin, ou du fauve blessé à mort...
Habituellement confidente et organisatrice de la scène
des plaisirs du second acte, la Belinda de Lucy Crowe semble
l'incarnation du destin tragique. Son "Pursue thy conquest Love" éclate d'un
timbre clair et assuré au premier acte, comme un épisode nécessaire du drame
qui se noue. Anita Watson en seconde dame possède un timbre cuivré,
presque voilé : son "Oft she visits this lone mountain" au second acte
décrit la légende d'Actéon comme une aventure tragique, relayée par les
mimiques expressives des danseurs.
Sara Fulgoni semble avoir coulé son timbre dans
l'airain, pour mieux incarner l'implacable Destin, plutôt Pythie prophétesse
du malheur que magicienne véritablement maléfique. Eri Nakamura, au
timbre acide, et Pumeza Matschikiza à la voix rauque et sauvage, lui
donnent la réplique avec conviction.
En marin au 3ème acte, Ji-Min Park possède un bon
abattage, malgré une diction un peu hiératique. Et on regrettera que la
prise de son rende la voix d'Iestyn Davies (contre-ténor) en Esprit
aussi peu audible : il est nécessaire de pousser le son pour entendre son
timbre diaphane et assuré.
A travers une lecture
très personnelle (et donc forcément contestable) de son Didon et Enée,
Hogwood et ses interprètes nous livrent une version poignante et
séduisante de "l'œuvre pour pensionnat de jeunes filles". Par sa qualité et
son originalité, cette version très équilibrée et d'une élégante noirceur
mérite amplement de figurer dans toute discothèque baroque...
La sortie quasi simultanée des deux
versions DVD (Christie/
Warner à l'Opéra Comique, et Hogwood/ Mac
Gregor à Covent Garden) appelle évidemment une rapide critique
comparative. Disons d'emblée que les deux interprétations sont assez
fortement influencées par les choix des chefs et des metteurs en
scène, qui proposent deux lectures radicalement différentes de
l'œuvre. Pour forcer le trait, disons que là où Christie et
Warner nous emmènent dans un marivaudage qui tourne mal, avec
une mise en scène inspirée de Shakespeare, Hogwood et Mac
Gregor nous projettent dans un drame racinien intemporel !
Tout s'oppose dans les mises en
scène : les décors minimalistes de Mac Gregor versus l'ambiance plus
"baroque" de Warner, les costumes de cour délicats "à la Tudor" de
cette dernière versus les sortes de kimonos gris du premier, les
pantomimes de l'Opéra Comique versus les danseurs confirmés de
Covent Garden, les éclairages chatoyants versus les clairs-obscurs
somptueux...
On peut faire le parallèle avec les
voix et le physique des interprètes. Faut-il préfèrer la Didon "de
chair et de sang" d'Ernman, ou la tragédienne implacable de
Conolly ? Le charme viril et raffiné de l'Enée de Maltman,
ou la profondeur brutale de Meacham ? La magicienne
sardonique et moqueuse de Summers, ou la Pythie du Destin de
Fulgoni ? L'allant débraillé de Whiteley (marin du
3ème acte) ou l'énergie hiératique de Park ? Le choix est
nécessairement affaire de goût, et ce n'est point le propos de votre
serviteur que de trancher.
Les éléments purement musicaux ne
permettent pas davantage de départager ces deux versions. Comment
comparer la direction cursive et ciselée de Christie à la
baguette nerveuse et inspirée d'Hogwood ? Les plateaux
d'interprètes sont quant à eux très homogènes, et d'un excellent
niveau dans les deux versions. Plutôt que d'opposer ces deux
versions, soulignons plutôt leurs points communs. Car il y en a
davantage qu'il ne pourrait paraître de prime abord. Outre la
qualité des orchestres et des interprètes, la richesse de
l'orchestration est retenue par les deux chefs qui, à la lumière des
recherches musicologiques récentes, ne croient plus à "l'œuvre pour
pensionnat de jeunes filles", dotée d'un orchestre minimaliste.
Didon et Enée a probablement été créée comme opéra de cour (allusion
voilée aux amours élisabéthaines ?), et mérite un orchestre en
conséquence. Un autre aspect commun frappant est le soin porté à
illustrer chacun leur lecture jusque dans le choix des interprètes
(y compris la crédibilité de leur physique) et dans les moindres
détails de la mise en scène, ce qui la rend particulièrement
convaincante.
Afin de rendre votre choix encore
plus difficile, je rappellerai très brièvement les composantes les
plus séduisantes de chaque version, qui se détachent avec force d'un
visionnage rapproché des deux enregistrements (grandement facilité
par la brièveté de l'œuvre) : chez Christie la beauté des
costumes, et le réalisme outré de certaines scènes (sorcières
hétaïres d'occasion et amatrices de produits psychotropes, marin
sortant tout droit des bordels de Carthage, sans oublier le
magnifique déjeuner sur l'herbe entre Didon et Enée au deuxième
acte) ; chez Hogwood la beauté étourdissante des ballets, et
les magnifiques clairs-obscurs.
Maintenant, faites votre choix
(pourquoi pas les deux ?), et quel qu'il soit n'hésitez pas à
regarder et écouter sans modération...
Bruno Maury
Technique
:
prise de son claire et dynamique, aux contrastes généreux (un peu trop ?). La
restitution de la voix de l'Esprit est toutefois à la limite de l'audible, ce
qui est dommage.
Lire
aussi :
H. Purcell, Didon & Enée, Les Arts
Florissants , dir. William Christie
(Opéra Comique, Paris - 3 décembre 2008)
DVD : Henry
Purcell, Didon & Enée,
Malena Ernman, Christopher Maltman, Judith van Wanroij, Lina Markeby, Hilary
Summers, Céline Rici, Ana Quintans, Mark Mauillon, Damian Whiteley ; Fiona
Shaw
Les Arts Florissants, William Christie, mise en
scène Déborah Warner (Opéra Comique, 2009)
DVD : Henry Purcell, Didon &
Enée,Les Arts Florissants, dir. William Christie (Aller Retour
productions, 2004)
Henry
Purcell, Didon et Enée (Dido
& Aenea), Simone Kermes, Deborah
York, Dimitris Tiliakos, Oleg Ryabets (Sorceress), The New Siberian Singers,
MusicAeterna, dir. Teodor Currentzis (Alpha, 2008)
DVD : Georg-Frederic Haendel, Acis & Galatea, Danielle de Niese,
Charles Workman, Paul Agnew, Matthew Rose, Ji-Min Park, Orchestra of the Age
of Enlightenment, dir. Christopher Hogwood, mise en scène Wayne McGregor
(Opus Arte, 2010)