Interview
"Un bon continuiste, on ne peut pas s'en passer et le public ne
l'écoute pas"
Entretien avec Bertrand
Cuiller, claveciniste

Bertrand Cuiller © Muse Baroque, 2009
C'est un petit peu le jeu des sept familles des
musiciens baroques. Après Jocelyne Cuiller avec laquelle nous avions pu
échanger au sujet de cet étrange instrument qu'est le clavicorde, voici
Bertrand, le fils, claveciniste lui-aussi que nous avons retrouvé à
l'occasion de la sortie de son enregistrement des Concertos de
clavecin de Bach en tant que soliste (Mirare), et comme continuiste
attentif chez Reincken-Buxtehude avec La Rêveuse (Mirare) et chez
Bach avec son ami Bruno Cocset (Alpha). Et c'est avec franchise et humour
que Bertrand Cuiller évoque en détail sa passion cembalistique et... son intérêt
pour le faisan.

Des enregistrements récemment parus
Les
Concertos pour clavecin
de Bach (Mirare)

Muse Baroque : Pourquoi avez-vous choisi ces concertos pour clavecin, qui
sont en majorité des transcriptions d'œuvres prévues originellement pour
d'autres instruments et qu'ils n'apparaissent pas dans l'esprit collectif
comme des chefs d'œuvre du niveau des Brandebourgois ou des Suites pour
orchestre ?
C'est une erreur de l'esprit collectif ! Ces concertos sont plus difficiles
d'accès que les Brandebourgeois. S'ils ne convainquent pas toujours
l'"esprit collectif", c'est qu'ils ne sont pas simples à appréhender car il
y a à la fois ce côté concerto et musique de chambre, c'est-à-dire d'une
polyphonie concertante qui structure toute l'œuvre, et en est une dimension
primordiale.
M.B. : Comment avez-vous choisi les concertos ?
Avec mon père, Daniel Cuiller, nous avons tout de suite écarté pour des
raisons d'effectifs le concerto en fa majeur BWV 1957, réécriture du 4ème
Brandebourgeois. Pour le reste, nous étions dans l'optique de concertos pour
un seul clavecin.
M.B. : Question provocante : comment se passe la direction artistique ?
Arrive t-il que vous soyez en désaccord avec Daniel Cuiller ?
Au niveau de la direction artistique, nous n'étions que 6 musiciens, il
s'agit donc véritablement d'un travail en commun. Toutefois, comme il
s'agissait de concertos pour clavecin, j'ai dû me préparer plus en amont! Du
fait de ce travail préparatoire, je suis arrivé avec une vision assez
globale de l'architecture des pièces à proposer aux autres, et je ne crois
pas qu'il y ait eu de désaccord là-dessus. Mais quand on a été en situation
de jeu et d'enregistrement, chacun a eu une vraie part dans
l'interprétation.
M.B. : Avez-vous participé à la post-production et au montage ? On a
l'impression que le premier violon est très en avant par rapport au clavecin
dans la prise de son ?
La post-production s'est faite en très peu de temps, nous avons eu moins de
2 mois entre l'enregistrement en décembre et la sortie du disque. On s'est
retrouvés pour faire le plan de montage avec mon frère Guillaume [directeur
artistique] pendant le mois de décembre en collaboration avec l'ingénieur du
son Frédéric Briant.
Quant au violon placé en avant, je ne m'étais pas aperçu de cela. Je pense
que cela va de pair avec cet esprit concertant que nous avons voulu. Il n'y
a pas le clavecin, "là, devant", chaque instrumentiste est soliste.
M.B. : Il y a un aspect incisif, joueur, presque brutal dans cette
version… Est-ce que vous avez voulu un Bach plus léger ?
Non, pas vraiment... je ne crois pas avoir fait quelque-chose de léger. En
tout cas, nous ne sommes pas partis avec une direction prédéfinie parce-que
la musique de Bach se suffit à elle-même. Mais c'est une musique dont le
côté intellectuel, qui exige une polyphonie claire et profonde, ne doit pas
oblitérer le coté jubilatoire.
M.B. : Il y a quelque chose de très intéressant sur l'instrument que vous
avez choisi puisqu'il s'agit certes d'un instrument moderne, mais qui a été
"ravalé", c'est-à-dire transformé comme on le faisait au XVIIIème siècle
pour accroître les possibilités d'un instrument plus ancien. Pouvez-vous
développer ce sujet ?
Il s'agit ici d'une copie d'un instrument français du XVIIème siècle, que
Philippe Humeau a construite en 1977. Après une trentaine d'années passées
avec ce clavecin, en s'inspirant d'une pratique courante dès la fin du
XVIIème siècle, Philippe a "vidé l'instrument" de son clavier, enlevé les
chevilles et les cordes; puis il a re-rempli le clavecin en y mettant un
clavier avec une étendue plus grande dans le grave et l'aigu. C'est une
histoire peu commune pour un clavecin du XXème siècle!
M.B. : Quelle différence de sonorités ou de jeu avec un instrument bâti
directement à partir des modèles XVIIIème ?
C'est avant tout la démarche du facteur qui est remarquable, puisqu'elle
consiste à se remettre dans les pas des facteurs anciens. D'ailleurs,
Philippe Humeau l'a fait aussi sur le Rückers double transpositeur que
j'avais utilisé dans mon disque "Pescodd Time" [consacré aux virginalistes
William Byrd, Peter Philips et John Bull (Alpha, 2006)] et qui a été
enregistré par Benjamin Alard, après ravalement, dans des pièces du
Manuscrit Bauyn.
En tant qu'interprète, le ravalement est une composante de l'instrument,
cela ne change pas le jeu. Je ne connaissais pas l'instrument avant son
opération, mais il est possible qu'il ait hérité de quelque chose de sa
version précédente dans sa diction : il est parlant. Très chantant et
parlant. Pour cela, il se prêtait bien à Bach.
Les
Sonates et Chorals de Bach, Les
Basses Réunies, avec Bruno Cocset (Alpha)

M.B. : Après l'autre enregistrement, voilà une grande surprise avec un
discours lyrique et d'une grande intériorité. Pouvez-vous nous en dire plus
sur ce programme cyclique où les sonates pour viole et clavier et les
chorals sont presque recomposés ?
C'est un cheminement que Bruno a construit, en trois triptyques autour des
trois sonates, et qu'il décrit bien mieux que je ne pourrais le faire dans
le livret du disque. Mais la musique n'est jamais recomposée;
l'instrumentation est personnelle mais nous jouons exactement les notes de
Bach.
M.B. : On vous retrouve au clavecin et à l'orgue. Comment s'est fait le
choix de l'instrument ?
On a essayé diverses combinaisons en concert. Par exemple sur la sonate
en sol majeur on aimait bien l'orgue, couplé avec la contrebasse pour une
meilleure définition des basses. Pour les deux autres sonates, c'est une
question d'équilibre des sonorités. Dans la Sonate en sol mineur où
l'instrument de Bruno, est très charnu voire sauvage parfois, le clavecin
était préférable.
M.B. : Vous décririez-vous comme un claveciniste qui joue de l'orgue, un
peu comme Ton Koopman ?
Absolument. Mais contrairement à lui je ne joue pas de grand orgue,
uniquement du positif. Et quand cela m'arrive je dois revoir certaines
habitudes de claveciniste, particulièrement le "relevage" des doigts. A
l'orgue, on ne peut pas garder une note alors qu'on joue la suivante, ce qui
fait partie du jeu du clavecin.
Les
Sonates de
Buxtehude & Reincken (Mirare)

M.B. : L'un de nos rédacteurs a eu le plaisir de vous voir en concert
lors de la Folle
Journée de Nantes. Comment abordez-vous les sonates de Buxtehude et
Reincken ? On a l'impression que Reincken est plus léger, plus extraverti ?
Pour être honnête, je ne vois pas vraiment cette distinction. Mais il
est vrai que ces sonates tirées de l'Hortus Musicus de Reincken
contiennent des suites de danses dont le discours contrapuntique très
personnel garde un aspect spontané et un rythme toujours dansant.
M.B. : Est-ce que le fait que Reincken ait été claveciniste lui-même
transparait dans son écriture ?
Peut-être : en jouant ces sonates, je me dis souvent "cela sonnerait
magnifiquement avec deux clavecins". J-S Bach a d'ailleurs transcrit pour
clavecin des extraits de l'Hortus Musicus. Avec deux clavecins, on pourrait
développer le côté fleuri, luxuriant : la musique de Reincken est un peu
bavarde, et cela plaît au claveciniste (sourire).
Du parcours
M.B. : Vous appartenez à une famille de musicien puisque votre mère est
claveciniste et votre père violoniste baroque. Vous avez donc été plongé dans ce "chaudron" très tôt…
J'ai commencé le clavecin à sept ans pour faire comme ma mère [Jocelyne
Cuiller]. C'est vers 13-14 ans que je me suis vraiment décidé. J'avais pu
observer mes parents, les musiciens qui gravitaient autour, et j'ai décidé
de suivre cette voie… De mon enfance je garde des souvenirs musicaux forts,
en particulier avec le "Pariser Quartett" et les Quatuors Parisiens de
Telemann.
Puis il y a eu plusieurs strates. J'ai étudié avec Pierre Hantaï à partir de
13-14 ans et cela a été une époque importante. J'habitais à Nantes et je
venais tous les mois ou deux à Paris. C'étaient des rendez-vous très
importants pour moi. Pierre m'a appris beaucoup de choses. Pendant pas mal
d'années, je l'admirais tellement que j'ai essayé de reproduire son jeu, en
m'y perdant un peu. Puis j'ai compris qu'il fallait sortir de l'imitation,
tout en gardant ce qu'il m'avait enseigné.
M.B. : Vous avez souvent joué au continuo avec les Arts Flo, les
Lunaisiens, Stradivaria, Les Basses réunies... Qu'est-ce qu'un bon continuiste
? C'est un peu une éminence grise ?
Un bon continuiste, on ne peut pas s'en passer et le public ne l'écoute pas :
pour cela, il faut être humble. Il faut avoir des antennes partout, sentir
les musiciens autour sans forcément les regarder, faire le lien, être à
l'écoute, soutenir. Ce soutien peut être très sonore : mais je suis réservé
quant aux mains droites prolixes. C'est une question de personnalité.

Bertrand Cuiller © Muse Baroque, 2009
Du clavecin
M.B. : Avez-vous un type de clavecin préféré ? Italien, hollandais,
français ?
Non. Il faut qu'il soit beau ! Et qu'il soit capable de se prêter à ce
que je joue : j'avoue que je n'arrive pas trop à jouer Frescobaldi sur un
clavecin français XVIIIème. Mais le son est plus important que l'école de
facture. Pour donner un exemple, je veux bien jouer du Louis Couperin sur un
italien, qui se rapprochera un peu d'un clavecin français du XVIIème en
termes de diction, mais il sera sûrement plus difficile de jouer du Rameau
sur le même instrument.
J'en profite pour parler un peu des becs : je suis en train d'expérimenter
des plumes de faisan sur mon clavecin, et cela sonne très bien !
M.B. : Pouvez-vous en dire un peu plus sur ces becs en plumes ?
Sur mon clavecin italien, il y a actuellement un jeu en faisan et un jeu
en mouettes. Chacun a sa propre histoire! C'est en préparant un
enregistrement de sonates de Scarlatti que j'ai souhaité "passer" à la
plume, et j'y ai été grandement aidé par Jean-François Brun. Aux XVII et
XVIIIème siècles, on utilisait aussi des plumes de corbeaux, qui sont
aujourd'hui difficiles à trouver.
M.B. : Quel est l'avantage d'utiliser la plume par rapport au plastique,
rigueur historique mise à part ?
Les gens à qui je parle de plumes me disent tous "mais les plumes, ça
casse !". Alors, une fois pour toutes : "Les plumes, ça ne casse pas". Le
plastique est utilisé sur la plupart des clavecins, c'est stable et pratique
quotidiennement, surtout si on a peu de temps pour travailler. Un jour, le
bec en plastique casse, il faut le changer. Et si cela se produit au milieu
d'un concert, hahaha, bienheureux celui qui a choisi la plume car la note
s'affaiblira insensiblement mais restera audible jusqu'au bout !
La plume demande plus d'entretien car c'est une matière vivante qui réagit
aux conditions atmosphériques... mais l'instrument est plus riche en
dynamiques, et cela change le toucher, le contact est plus fin au bout des
doigts.
M.B. : Quelle est votre posture par rapport aux changements de registres
et aux ornements ?
Euh, lorsque je vois la partition que le compositeur a laissée, parfois
rédigée de sa main, je suis tenté de faire ce qu'il a écrit. Chez François
Couperin, par exemple, qui détaille précisément ses ornements, je joue
exactement la partition ; l'écriture de Haendel au contraire invite à une
plus grande liberté. Question registre, j'aime utiliser toutes les
possibilités des instruments, comme sur mon virginal "mother and child",
dont on peut isoler le jeu de 4' ou accoupler -comme on dit ! - la mère et
l'enfant.
M.B. : Comment choisissez-vous vos
tempéraments ?
C'est très important, mais j'utilise rarement les tempéraments connus ou
décrits dans les traités. Ca m'amuse de faire les miens en fonction des
tonalités et de la musique.
M.B. : Bach au piano, une hérésie ?
Cela ne me pose aucun problème. L'autre jour, j'ai écouté Gould dans un
Prélude & Fugue, c'est passionnant, très prenant. Bon, j'avoue que très
vite j'ai dû arrêter le disque car je n'entendais plus que de la folie.
Richter est un maître dans le Clavier bien Tempéré. Bach supporte très bien
le piano pour moi !
M.B. : On l'on sait que Jocelyne
Cuiller apprécie beaucoup le clavicorde. Est-ce que vous seriez
intéressé par cet instrument intimiste ? Ou par du virginal sur lequel vous
avez déjà enregistré certaines pièces anglaises du XVIIème siècle ?
Le clavicorde, j'adore, il faudrait que je m'y mette, mais je n'ai pas
le temps en ce moment ! Et le virginal, j'en ai un, et j'en joue beaucoup.
De l'interprétation baroque et des
projets à venir
M.B. : Pensez-vous qu'on puisse encore jouer de la musique baroque avec
des orchestres modernes ? Etes-vous féru d'authenticité musicologique ?
Cela dépend toujours de comment les choses sont faites. Certaines
interprétations modernes se révèlent plus intéressantes que des
interprétations "baroques". Je ne suis pas non plus arc-bouté sur la
musicologie. Mon truc c'est quand même de jouer... et je ne prétends pas à
l'authenticité. En me documentant, j'essaie de comprendre des contextes de
composition. Mais ma rencontre avec le compositeur se fait par la partition.
Avoir un clavecin et une partition est une mine d'informations énorme.
M.B. : quels sont vos futurs projets ? Vous avez affirmé vouloir
développer désormais vos interprétations en tant que soliste ?
En effet. Il n'est pas question d'arrêter la musique de chambre.
Mais jouer seul est un terrain de liberté infinie dont j'ai besoin.
En ce qui concerne les projets, un disque Scarlatti devrait sortir cet
automne ; puis des projets avec mon amie, Louise Moaty, comme associer le
clavecin de François Couperin et une lanterne magique, ou créer un spectacle
autour de la première traduction française des Mille et une Nuits par
Antoine Galland, avec nos amis de La Rêveuse.
M.B. : Est-ce que les "petits maîtres" du clavecin galant tels Duphly,
Balbastre, Boismortier ou Armand-Louis Couperin vous tentent, on se dit
qu'ils conviendraient bien à votre toucher…
Ce n'est pas qu'ils ne me tentent pas, mais ce n'est pas le moment. A vrai
dire, j'y viens parfois chez moi, mais pas encore en concert.
M.B. : Et la musique contemporaine ?
Ca m'intéresse beaucoup même si je n'ai pas l'occasion d'en jouer
régulièrement. En ce moment, je travaille avec Olivier Mellano.
M.B. : Bertrand Cuiller, merci beaucoup pour cet entretien.
C'est moi qui vous remercie.
Propos
recueillis par Viet-Linh NGUYEN le 26 février 2009.

Le
site officiel de Bertrand Cuiller :
www.bertrandcuiller.com
Jean-Sébastien
Bach,
Sonates BWV 1027-1029, Chorals &
Trios, Bruno Cocset, Bertrand Cuiller, Richard Myron (Alpha,
2009)
Dietrich
Buxtehude - Johann Adam Reincken,
Sonates & Hortus Musicus,
La Rêveuse, dir. Benjamin Perrot (Mirare, 2008)
Henry
Purcell, "Cease, anxious world",
Songs and chamber music,
Julie Hassler, La Rêveuse, dir. Benjamin Perrot (Mirare, 2008)
Jean-Sébastien Bach,
Concertos pour clavecin, Bertrand Cuiller,
Stradivaria, dir. Daniel Cuiller (Mirare, 2009)

Discographie complémentaire et sélective
"Pescodd Time", œuvres des
virginalistes William Byrd, Peter Philips et John Bull, Bertrand Cuiller
(Alpha, 2006)
Salvatore Lanzetti, 6 sonates pour violoncelle, Bertrand Cuiller, Emmanuel Balssa, et
Alix Verzier (Lindoro, 2006)
Henry Purcell & Matthew Locke, "The Theater of Musick", La Rêveuse, dir. Benjamin Perrot
(K617, 2007)
François Rebel - François Francoeur, Pirame &Thisbé, Stradivaria, dir. Daniel Cuiller assisté
de Bertrand Cuiller (Mirare, 2008)
Jean-Baptiste Stück, "Tirannique
Empire" (cantates et sonates), Les Lunaisiens (Alpha, 2007)
Georg Philipp Telemann, "Die
Dirne", Stradivaria, dir. Daniel Cuiller (Mirare, 2006)