Jean-Baptiste Lully (1632- 1687)
Amadis
Cyril Auvity (Amadis), Judith Van Wanroij (Oriane), Ingrid Perruche (Arcabone), Edwin Crossley-Mercer (Arcalaüs), Benoît Arnould (Florestan), Bénédicte Tauran (Urgande), Hasnaa Benanni (Corisande), Patrick Boisseau (Alquif, Ardan Canile, un geôlier, un berger), Reinoud Van Mechelen (Un captif, un berger, un héros), Caroline Weynants (Une suivante d’Urgande, une héroïne, une captive, une bergère), Virignie Thomas (une bergère, une suivante d’Urgande)
Choeur de Chambre de Namur, chefs de Choeur : Leonardo Garcia-Alarcon et Thibault Lenaerts
Les Talens Lyriques
Clavecin et direction : Christophe Rousset
3 CD. Aparté. Durée totale : 165′ 05″. Enregistrement public les 4, 5 et 6 juillet 2013 à l’Opéra royal du Château de Versailles.
Après le succès de Phaéton (1683), Amadis marque une nouvelle étape de la fructueuse collaboration entre Lully et Quinault. Mais le contexte politique a fortement évolué en quelques mois, tandis que les deux compères renouvellent le genre de la tragédie lyrique en plusieurs de ses points fondamentaux. En France la Reine est morte en juillet 1683, et si dès octobre le Roi se remarie secrètement avec Madame de Montespan, il est tenu officiellement d’observer une période de deuil : Amadis ne fut donné à Versailles que le 5 mars 1685, avant-dernier jour du Carnaval. Les tensions politiques internes s’avivent : depuis la mort de Colbert (6 septembre 1683) les persécutions contre les Protestants redoublent, situation qui aboutira bientôt à la révocation de l’édit de Nantes (1685). A l’extérieur, l’Empereur fait face aux Turcs qui assiègent Vienne, tendant ainsi à incarner la défense de la Chrétienté.
Comme les précédentes tragédies lyriques, Amadis a pour vocation de renforcer l’image du Roi. Mais elle apporte au genre deux inflexions significatives. Au lieu des mythes antiques c’est l’histoire nationale qui lui fournit sa source d’inspiration, à partir d’un ouvrage de Garci Rodriguez de Montalvo, traduit et popularisé en France à partir de 1540 par Nicolas d’Herberay des Essarts. L’action originelle inspira de nombreux romans français au XVIIe siècle, tandis que les critiques pointaient : dès 1588 Montaigne rangeait l’ouvrage parmi ce « fatras de livres à quoy l’enfance s’amuse », et Antoine Furetière (1619-1688) dénonçait « ces livres fabuleux qui contiennent des histoires d’amour et de chevalerie, inventées pour divertir et occuper les fainéants ». Mais Louis XIV, féru de romans de chevalerie dans sa jeunesse, demanda lui-même dès 1683 à Lully et Quinault de s’inspirer de ce sujet. L’autre inflexion réside dans le prologue, jusqu’ici bâti comme une adresse au Roi, qui devient désormais une composante à part entière de l’action, suggérant en filigrane l’hommage à la puissance et à la sagesse du Roi-Soleil. Créée à l’Académie Royale de Musique (avec des décors et costumes de Bérain), l’œuvre bénéficia d’un engouement incontestable, d’abord à Paris où elle fut représentée jusqu’en 1771 (remaniée à cette dernière occasion par La Borde et Berton), mais aussi en province et à l’étranger : Amsterdam dès 1687, Marseille en 1689, Rouen en 1693 et en 1709 dans le château du duc Léopold à Lunéville, avec de somptueux décors de Francesco Bibiena. Parallèlement plusieurs parodies assurèrent la diffusion des principaux airs dans les milieux populaires. Elle connut aussi des remaniements musicaux au XVIIIe siècle (notamment en 1779 par Jean-Chrétien Bach), ainsi qu’une « suite » (Amadis de Grèce, donné en 1699 à l’Académie Royale sur une musique de Destouches à partir d’un livret de Houdar de la Motte).
Nous retrouvons avec plaisir dans cet Amadis les trois atouts que nous avions déjà recensés dans l’enregistrement de Phaéton (Aparté): un orchestre à la verve communicative et fluide, des chœurs homogènes et inspirés et un plateau d’interprètes de haut vol. L’acoustique remarquable de l’Opéra du Château de Versailles apporte toutefois ici une touche supplémentaire, qui met en valeur le moelleux des instruments et l’accord des voix. Sous la baguette du maestro Rousset, l’orchestre se fait jubilatoire dans les parties purement instrumentales : ouverture (aux timbales bien rythmées), prologue et finals des actes -en particulier celui de l’acte III. Retenons tout particulièrement la vaillante « Marche pour le combat de la barrière » au premier acte, et ses trompettes pyrotechniques, et surtout l’étourdissante chaconne finale suivie du chœur, véritable apothéose en suspension dans une grâce éthérée. De leur côté les chœurs, sous la double direction de Ricardo Garcia-Alarcon et Thibault Lenaerts, font preuve d’une réelle expressivité : on retiendra en particulier le charmant chœur des Démons enchanteurs au second acte (« Non, non, pour être invincibles »), les complaintes étirées du « O mort ! Que vous êtes lente ! » et le déterminé « Sortons d’esclavage » au troisième. Retenons aussi que le chœur anime avec brio la précieuse harmonie du final.
Côté interprètes, la voix lumineuse de Cyril Auvity fait sans peine rayonner le rôle-titre, et l’on regrette ses apparitions finalement assez brèves. Son timbre bien posé aux attaques franches, ses aigus naturels et moelleux campent d’emblée l’amant vainqueur (« Ah que l’amour paraît charmant ! »). Le bucolique « Bois épais, redouble ton ombre », aux beaux ornements filés, constitue assurément un moment d’anthologie. On retiendra aussi les beaux duos du début du cinquième acte, avec Urgande, puis avec Oriane (« Fermez-vous pour jamais mes yeux, mes tristes yeux »). Face à lui, l’Oriane de Judith Van Wanroij brille de sa voix nacrée (« L’éclat de tant de gloire »). Dans les moments dramatiques du quatrième acte, une pointe d’acidité vient renforcer à propos son expressivité (« Que vois-je ? O spectacle effroyable ! » et « Il m’appelle, je vais le suivre » aux aigus enlevés). Au cinquième acte son duo avec Amadis (« Je vous promets ») déborde d’un amour alangui et délicat.
Face à eux, Arcabonne et Arcalaüs composent une fratrie aux tempéraments vocaux très dissemblables. Ingrid Perruche incarne une Arcabonne de haut vol, avec son timbre cristallin aux aigus précieux, et sa diction relevée d’une pointe d’affectation, parfaitement seyante dans ce répertoire. Elle incarne avec conviction les faiblesses et les hésitations du personnage (délicat « Amour, que veux-tu de moi ? », pudeur discrète du « Il faut avouer ma faiblesse » au second acte), comme la détermination la plus ferme dans les moments dramatiques du troisième acte (la noire imprécation « Toi qui dans ce tombeau »). Face à elle, Edwin Crossley-Mercer campe de son timbre rugueux, presque rauque, un enchanteur bien maléfique. Si l’expressivité est réelle et le timbre stable, l’émission très (trop ?) chargée donne régulièrement lieu à des ports de voix contestables, qui pourront fatiguer certains des auditeurs. Il faut toutefois retenir sa puissante verve dramatique dans les scènes du second acte (« Dans un piège fatal », « Esprits infernaux il est temps »), et dans les duos avec Arcabonne (au second acte, et au final du quatrième le vain et désespéré « Démons, soumis à nos lois »). A ce couple maléfique, Bénédicte Tauran oppose de son timbre aux aigus bien ronds une Urgande majestueuse, débordante de bonté généreuse (« Je soumets à mes lois l’enfer, la terre et l’onde »).
Le Florestan du baryton Benoît Arnould s’affirme dans une prestation remarquable : timbre charnu, à la projection généreuse et à la large étendue naturelle (« Je reviens dans ces lieux » et « Amadis punit les ingrats » au premier acte, « Tout suit nos vœux » au cinquième). La Corisande de Hasnaa Benanni lui donne la réplique de sa voix délicate, légèrement acidulée : le premier duo « O bienheureux moment » est particulièrement réussi, de même que la belle adresse du cinquième acte « Il n’est plus temps de répandre des larmes ». Dans les rôles des suivantes d’Urgande et des bergères, Caroline Weynants et Virignie Thomas affichent également de jolies voix, qui gagneraient toutefois à un peu plus de vigueur dans la projection. Enfin on ne saurait terminer cette chronique sans mentionner les solaires apparitions de Reinoud Van Mechelen en héros dans le chœur final (« Jouissons à jamais » et « Amants inconstants, n’espérez pas »). Le jeune ténor belge que nous avions par exemple pu apprécier récemment dans Les Indes Galantes (Musiques à la Chabotterie), Purcell (Alpha) ou Monteverdi y signe une fois encore une incursion particulièrement réussie dans le registre de haute-contre à la française : nous ne pouvons que souhaiter qu’elle connaisse de plus longs développements dans la suite de sa carrière !
Côté présentation, le coffret inclut le livret, complété d’une synopsis de l’action, ainsi qu’une notice de Jean Duron sur les circonstances historiques et musicales de la création d’Amadis ; tous ces textes bénéficient d’une traduction en anglais (en regard pour le livret). Nous espérons qu’elle incitera un large public international à apprécier ou découvrir cette belle œuvre de Lully. Une très belle version, dont on regrettera simplement que la fameuse Chaconne finale n’atteigne pas la pompe majestueuse de la version d’Hugo Reyne, inégale, mais très opulente (Musiques à la Chabotterie).
Bruno Maury
Technique : prise de son claire, qui restitue de manière équilibrée les différents plans sonores
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