Rédigé par 23 h 51 min Vagabondages, Voyages

Sur les traces archéologiques d’Iphigénie, en Aulide

« L’Histoire est ce qui passe au milieu de ce qui demeure »
(Sylvain Tesson, Blanc)

Stoa du sanctuaire d’Artémis à Brauron (Attique) – Source : Wikimedia Commons (retravaillée)

Iphigénie en Aulide pour Gluck (1774, sur un livret de François-Louis Gand Le Bland Du Roullet), un titre tout en fluidité et rondes sonorités qui résonne déjà comme une invitation au voyage. La charmante est en ce même lieu déjà chez Antonio Caldera (en 1718), Domenico Scarlatti (1713, partition perdue), tout comme elle le sera plus tard pour Ignace Pleyel (en 1785). Pourtant soulignons que d’autres ont opté pour un titre plus heurté mais a priori moins vague, Iphigénie à Aulis. C’est notamment le cas du compositeur Carl Heinrich Graun, pour son opéra de 1728, alors que Racine, prudent, titre sobrement Iphigénie pour la parution de sa tragédie en 1674, choix déjà suivi par Jean de Rotrou pour la sienne en 1640.  Si le XVIIème siècle et encore plus le XVIIIème siècle remettent sur le devant de la scène le mythe grec d’Iphigénie, particulièrement suite au succès de la pièce de Racine, notons qu’aucun auteur ne s’engage dans une description précise des lieux de l’intrigue, ceux-ci variant entre un très évasif « en Grèce » et un à peine plus précis « en Béotie », ces deux vocables recouvrant des réalités très variables et surtout quasi inaccessibles dans le contexte d’une Grèce ottomane.

Au Siècle de Lumières, l’idée de la Grèce perdure mais les lieux se perdent dans l’esprit des Européens, attendant la refondation nationale qui suivra l’indépendance dans les années 1830, autant que les grandes campagnes de fouilles archéologiques de la fin du XIXème siècle. L’hellénisme rayonne de ses mythes, aveuglant au point d’y perdre sa géographie. Vu de Paris ou de Versailles, la Grèce reste une contrée lointaine dont les côtes découpées servent à cette époque de repères pour pirates au sein d’une Mer Méditerranée encore loin d’être pacifiée. Cette approximation géographique n’est pas un cas unique et nous avons eu l’occasion de relever que Cahusac, dans le livret du Zoroastre de Rameau (1749), confond la chaîne du Taurus (dans l’actuelle Turquie) où il place certaines scènes (Acte II en particulier) avec l’Hindou-Kouch, ou avec son prolongement occidental, le Koh-i baba.

Si loin que soit de nous l’idée de blâmer ces illustres compositeurs et leurs souvent oubliés librettistes, nous avons voulu faire un petit point sur la question et nous lancer à la recherche de l’Aulide d’Iphigénie, pour un petit hommage posthume au grand Gluck et à son opéra. Affirmer que nous avons dépêché un envoyé spécial chargé d’arpenter tout le sud de la péninsule des Balkans serait une légère exagération, mais disons qu’un voyage sur les traces de lieux décrits par Hérodote et Thucydide narrant les campagnes des Guerres Médiques et du Péloponnèse nous a permis un petit détour sur les lieux du mythe.

Reprenons à la base ! Iphigénie est la fille de Agamemnon, roi de Mycènes. Elle nait donc dans le Péloponnèse, plus précisément dans plaine d’Argolide, au nord-est de la ville d’Argos, sur le site rendu si célèbre par sa Porte des Lionnes et les campagnes de fouilles de Heinrich Schliemann. Elle se trouve être la fille de Clytemnestre et donc la sœur de Electre et de Oreste. Autant de noms qui devraient rappeler des souvenirs plus au moins heureux aux lecteurs de Sophocle, Eschyle, Euripide, du plus récent Jean Giraudoux, et de quelques écrivains intermédiaires à ces derniers (Crébillon, André Suarès…). Bref,… Iphigénie est une Atride, gage que son existence ne soit pas un long fleuve tranquille. Mais ne cherchez pas pour autant l’Aulide quelque part dans le Péloponnèse, il nous faut encore narrer quelques épisodes.

Après une enfance sans aucun doute passée à garder quelques chèvres et à embêter ses frères et sœurs dans les collines broussailleuses entourant Mycènes, occupations très communes aux jeunes Grecs jusqu’à une époque fort récente, son père Agamemnon est désigné par la coalisation des rois des différentes cités grecques pour conduire l’expédition achéenne contre Troie. Les discussions se seraient tenues à l’Heraion d’Argolide, à quelques kilomètres au sud de Mycènes, sur la route de Nauplie. Le site, décrit en son temps par Pausanias, est encore visible bien que mal indiqué (du moins était-ce le cas lors de notre passage en 2012).

Vestiges de l’Heraion d’Argos © Ephorie des Antiquités d’Argolide

Ménélas, qui rappelons-le était le frère d’Agamemnon et époux d’Hélène, enlevée par Pâris, aurait personnellement œuvré pour que son frère soit désigné chef de l’expédition. Après plusieurs années de tractation et de constitution d’une flotte estimée à plus de mille vaisseaux, Agamemnon, accompagné de l’armée grecque et aussi d’Iphigénie, passe l’isthme de Corinthe et traverse l’Attique. Le voyageur quittant Athènes et se dirigeant vers le nord en traversant Maroussi (relire l’excellent Colosse de Maroussi, de Henri Miller) ne tardera pas à remarquer en cherchant à éviter l’autoroute, que l’ancienne route entre Athènes et Chalcis prend subitement le nom de Iphigénie au-delà de la localité de Kalochori-Pantichi. S’il est arrivé à cette dernière c’est qu’il aura réussi à triompher des indications à la précision toute relative des cartes routières Rama, une institution en Grèce permettant à chaque conducteur de découvrir avec une grande facilité les lieux qu’il ne cherchait pas, tout en peinant à retrouver le tumulus athénien à Marathon et le théâtre d’Oropos.

En continuant à remonter vers Chalcis, détroit de l’Euripe où dit-on Aristote se jeta, désespéré de ne pouvoir expliquer le phénomène des seiches, ces inversions de courant causées par la proximité entre les deux terres, le sol se fait plus aride, la côte plus découpée, entre petites criques et collines battues par les vents.  A l’Ouest, le terrain est éventré des trous béants de carrières poussiéreuses, tandis que la côte à notre droite est encombrée de cargos à quai, rouillés, chargeant leur cargaison de minerai, ou croupissant dans la vase, leur tôle résonnant des dilatations causées par une chaleur déjà torride en cette fin de printemps…bienvenue en Aulide !

Vue générale de l’Aulide (cercle bleu), avec au sud la baie mentionnée par Homère et au nord la ville de Chalcis.

Mais avant de rechercher plus loin les traces d’Iphigénie, demandons-nous si Gluck et ses comparses auraient pu nous devancer ? C’est en fait peu probable tant l’Aulide aux hommes de ces siècles avait disparue. Le Dictionnaire universel François et Latin, dit de Trévoux (1741), l’une des références majeures de l’époque, offre bien une entrée Aulide :

« On ne convient point de ce que c’étoit autrefois que l’Aulide, ce lieu si fameux par l’embarquement des grecs pour la guerre de Troie & le sacrifice vrai ou prétendu d’Iphigénie. Quelques-uns disent que c’étoit une ville de Béotie en grèce. Servius assura que c’étoit une île qui avait une ville du même nom, avec un port capable de tenir cinquante vaisseaux. Eschyle dans Agamemnon, Sophocle dans Electre & après eux Lucrèce, Horace & beaucoup d’autres veulent qu’ont ait en effet répandu le sang d’Iphigénie & qu’elle soit morte en Aulide. […] quoiqu’il en soit, il est probable qu’Aulide soit le nom propre d’une ville de Béotie, en grèce & d’un pays dont elle étoit la capitale, Aulis. Le rendez-vous des grecs pour embarquer pour le siège de Troye, fut l’Aulide. »

Convenons que c’est un peu vague pour s’y retrouver et qu’au passage Aulide est devenue la capitale du pays d’Aulis, soit très exactement l’inverse de qui est de nos jours admis. Homère dans l’Iliade est le premier à décrire l’embarquement pour Troie, mentionnant une flotte de 1266 navires (Catalogue des Vaisseaux), en situant l’action à Aulis et est repris sans contradiction par Eschyle et Euripide (Vème siècle avant notre ère). Strabon dans sa Géographie (début du 1er siècle) mentionne que son port ne pouvait contenir que cinquante navires, et si Pausanias décrit encore le site avec précision (Description de la Grèce, 2ème siècle), précisant que ne s’y trouve que quelques pêcheurs et quelques potiers, le site semble ensuite tomber dans l’oubli, les sources dès le cinquième siècle peinant à être précises. Il faudra attendre Nicolas Du Loir dans son Voyage au Levant (1654) pour retrouver en français un positionnement précis du site.

Enceinte de l’ancienne ville d’Aulis, avec l’emplacement du temple d’Artémis, en haut à gauche du cadre.

Mais revenons sur les lieux. Au nord de Vasilikon la route traverse à un passage la ligne de chemin de fer, au niveau d’un embarcadère niché dans une petite crique ronde. En poursuivant quelques centaines de mètres plus au nord, nous remarquons une petite colline se dressant à l’Est en surplomb de la mer et de la crique. Nous voici à Aulis.  Il ne reste rien de la ville, si ce n’est dans les broussailles la trace du pourtour d’une modeste muraille mycénienne, posée entre deux criques. Au sud de la colline, quelques traces de murs font penser qu’il exista là d’autres constructions, sans pour autant que leur appareil puisse certifier une quelconque antiquité. Emile Isambert, dans son Itinéraire de l’Orient, Grèce et Turquie d’Europe (1881) place au sud de la colline la baie mentionnée par Homère comme point de départ pour Troie. Strabon avait raison sur ses faibles dimensions et la flotte couvrit sans doute l’ensemble de la baie de Laspi, avec la petite île de Pasas (d’où la confusion des auteurs anciens), la baie plus au nord de Vourco, à proximité de Chalcis, apparaissant bien trop agitée par les courants de l’Euripe pour permettre aux navires de l’époque de jeter l’ancre en toute sécurité.

Ruines du temple d’Artémis à Aulis, en contrebas de l’autoroute et du chemin de fer – Source : Wikimedia Commons

Il serait faux de croire, malgré les apparences, qu’Iphigénie ait déserté ces lieux. En contrebas à l’ouest de la colline d’Aulis, à proximité immédiate de la voie secondaire et en dessous de l’autoroute et du chemin de fer, se repèrent encore les fondations du temple d’Artémis. Les cultes d’Artémis et d’Iphigénie sont en effet étroitement liés, la seconde apparaissant comme hypostase de la première, dont elle aurait été la prêtresse. D’où des lieux de culte qui honorent souvent les deux. C’est assurément dans ce temple que le roi de Sparte Agésilas II sacrifie une biche en 397 avant notre ère, avant de s’embarquer lui aussi pour une expédition vers l’Ionie, souhaitant renouveler les exploits d’Agamemnon.

Voilà donc tout ce qu’il reste d’Aulis, qui ne fut d’ailleurs jamais une cité mais une simple dépendance de Thèbes (une vingtaine de kilomètres à l’Ouest), puis de Tanagra, célèbre pour ses deux batailles (457 et 426 avant notre ère, décrites par Thucydide dans ses Guerres du Péloponnèse) et ses statuettes funéraires (très en vogue et souvent très fausses au XIXème siècle), dont les restes très modestes sont à chercher une quinzaine de kilomètres au sud, à proximité d’une base aérienne militaire.

Finalement rescapée de son sacrificiel destin, qu’advint-il d’Iphigénie ? Les exégètes de Gluck et de Goethe feront remarquer que le premier composa un Iphigénie en Tauride (1779, sur un livret de Nicolas-François Guillard) et le second une tragédie éponyme (1779 également, réécriture de la pièce d’Euripide de 414 av. J-C). Deux parmi tant d’autres, les aventures de la belle Iphigénie en Tauride inspirant à cette même époque une pièce de Claude Guimond de la Touche (à la Comédie Française, en 1757), un opéra de Desmarest et Campra (1704), ou encore d’autres signés Niccolo Piccinni, Tommaso Traetta, Gian Francesco de Majo, Baldassare Galuppi ou Niccolo Jommelli. Une véritable mode qui ne renseigne guère sur la localisation de la Tauride. Pourtant l’actualité récente et la reprise par les forces armées ukrainiennes de la ville de Kherson ont rappelé que ce trouvait dans cette cité le tombeau du Maréchal Grigori Potemkine (1739-1791), favori de Catherine II, passé à la postérité pour les prétendus « villages Potemkine » et un célèbre cuirassé chanté par Jean Ferrat. Grigori Potemkine, qui avait aussi le titre de Prince de Tauride, rappelant ainsi qu’il convenait de nommer Tauride (le pays des Taures, peuple cité dans les écrits de Hérodote et de Strabon) l’actuelle péninsule de Crimée, déjà occupée par les grecs dans l’antiquité (principalement à Chersonèse, près de l’actuelle Sébastopol, qui commerce avec le peuple Scythe). Mais avouons que vue la géopolitique actuelle de la région, une exploration nous a semblé peu raisonnable.

Sanctuaire d’Artémis à Brauron (Attique). La tombe supposée d’Iphigénie est encore mentionnée, dans les restes d’un petit temple formant une cavité entre les rochers, à quelques mètres devant la petite chapelle byzantine visible à l’arrière-plan. © PDH / Muse Baroque, 2022

Et pourtant ce n’est ni en Aulide ni en Tauride que nous avons fini par retrouver la trace d’Iphigénie, mais à quelques kilomètres à l’Est de l’aéroport de Elefthérios-Vénizelos d’Athènes. Un port naturel abrite en effet le sanctuaire de Brauron, détruit lors des guerres médiques, mais connu comme lieu de retraite des jeunes filles athéniennes avant leurs mariage. Les origines mythologiques font de l’endroit le lieu de sacrifices humains, avant l’atténuation des mœurs sous l’égide du mythique Thésée. Artémis y fut honorée dans un grand temple dont les fouilles du milieu du vingtième siècle ont révélé les ruines au milieu des marais de l’Erasinos. L’une des versions du mythe veut qu’Iphigénie ait ici terminé sa vie, après son passage en Tauride. La tombe supposée d’Iphigénie est encore mentionnée, dans les restes d’un petit temple formant une cavité entre les rochers, à quelques mètres devant une petite chapelle byzantine.

Là se matérialise Iphigénie, muse féconde, inspiratrice des arts pour toute l’époque baroque.

                                                                                              Pierre-Damien HOUVILLE

Étiquettes : , Dernière modification: 31 août 2023
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