Georg Friedrich HAENDEL (1685-1759)
Ariodante,
dramma per musica en trois actes HWV 33 (1735) sur un livret anonyme,
d’après Ginevra, principessa di Scozia, d’Antonio Salvi, inspiré de L’Orlando furioso de l’Arioste
Franco Fagioli, Ariodante
Mélissa Petit, Ginevra
Sarah Gilford, Dalinda
Luciana Mancini, Polinesso
Nicholas Phan, Lurcanio
Alex Rosen, le Roi d’Ecosse
Il Pomo d’Oro
Direction George Petrou, Direction
Lundi 7 novembre 2022, Théâtre des Champs Elysées, Paris (version de concert).
L’Ariodante est la transposition de la ligne claire à la musique. Tout y est limpide, coloré, rythmé. Haendel offre une partition dédiée à la précision du langage, à la rigueur de la scansion. La musique est là pour magnifier la voix, en épouser la noblesse, en révéler les atours, au fil d’une trame parsemée d’airs familiers, à nos oreilles devenus incontournables. Comme une épure, un écrin mettant en lumière la profondeur des sentiments humains. Oui, l’Ariodante est devenu un classique de l’opéra baroque, une œuvre qui depuis vingt ans sublime la carrière de ses interprètes, n’en finit plus d’être redécouverte, jouée avec un plaisir qui ne se dément pas, chacune de ses productions entraînant quasi systématiquement un immense succès.
Une reconnaissance tardive si l’on se souvient qu’il fallut attendre, si l’on excepte une recréation en 1926 à l’opéra de Stuttgart, 1979 pour une première gravure (chez Philipps, sous la direction de Raymond Leppard, avec notamment Janet Baker), et 1997 pour l’enregistrement encore largement référentiel de Marc Minkowski et des Musiciens du Louvre avec Anne-Sophie von Otter (chez Archiv Produktion), faisant l’objet de représentations en 2001. L’œuvre, depuis très régulièrement montée fera d’ailleurs l’objet d’une reprise en avril et mai prochain au Palais Garnier (dirigé par Harry Bicket, avec Emily D’Angelo dans le rôle-titre).
Mais sans doute autant que pour l’Ariodante, c’est pour Franco Fagioli que se presse ce soir le public du Théâtre des Champs Elysées, l’applaudissant chaleureusement dès son entrée en scène, une bienveillance à laquelle il répond de bonne grâce par des remerciements appuyés avant même le début de la représentation. Reconnaissons qu’il n’est plus nécessaire de souligner la proximité artistique féconde entre les airs haendéliens et Franco Fagioli, contre-ténor au sommet de son art, s’étant depuis déjà quelques années fait une spécialité de ce répertoire, avec pas moins de sept enregistrements d’opéra, sans compter plusieurs récitals.
Nous le retrouvons ce soir en compagnie complice d’Il Pomo d’Oro, dans une formation à vingt musiciens sous la direction de George Petrou, dont on admirera tout au long de la représentation la souplesse, l’homogénéité et la vivacité enjouée permettant de mettre en valeur les chanteurs. George Petrou a privilégié une approche d’une belle transparence, assez aérienne, énergique mais légère. L’on aurait par moments préféré une exécution plus étoffée et plus grave. De même, au niveau des couleurs, les bassons ont parus assez ternes et en retrait, le chef concevant les parties instrumentales avant tout comme un écrin pour les voix.
Car Haendel a dépouillé la structure narrative de son opéra, pour en rendre la ligne plus claire, la compréhension plus évidente. Le livret, anonyme, fortement inspiré de Ginevra, Principessa di Scozia de Antonio Salvi (1664-1724) et qui lui-même puisait son inspiration chez l’Arioste, narre les tergiversations et autres amours contrariés de Ginevra, fille du Roi d’Ecosse et de son promis Ariodante. S’il est bien question de trahison, de complot et de quelques perfidies du même acabit, Haendel et Salvi excluent de la composition tout recours au surnaturel ou au divin, se débarrassant des intrigues parallèles affaiblissant souvent la dynamique des livrets, pour au contraire offrir un précis haletant de leur art et pour le compositeur de ses inspirations, puissant dans l’opéra italien et dans le ballet français pour délivrer un condensé d’émotions. Poussé sans doute à se départir de la concurrence de l’Opera of the Nobility où officie notamment Farinelli, il offre à son rival Carestini, alors âgé de trente ans, une partition exceptionnelle, le castrat partageant l’affiche avec notamment la soprano Cécilia Young et le ténor John Beard. La danseuse Marie Sallé vient compléter la troupe pour les airs de ballet, nouveaux dans la musique britannique. Boudé en son temps et quelque peu noyé dans une programmation pléthorique dans la Londres de cette époque, Ariodante ne connait que onze représentations en 1735, avant une reprise limitée te amputée en 1736 et plus de deux siècles d’oubli.
La partition regorge pourtant pour ses interprètes de moments aussi sublimes que variés, et la présente distribution, au-delà du rôle-titre tenu par Franco Fagioli, s’avère digne du plus grand intérêt. Mélissa Petit, dans le rôle de Ginevra et parée d’une éclatante robe jaune, émerveille d’une voix argentée et cristalline, s’affirmant d’entrée par sa puissance et sa clarté, assurée et confiante en la sincérité de son amour et qui saura, au fil des tourments du livret toucher par ses doutes, sa volonté d’expiation, faisant du mortifère et pesant Il mio crudel martoro (fin de l’acte II) un sommet d’émotion, un lacrimosa introspectif venant clôturer un deuxième acte sombre où plane l’ombre de la déchéance, de la honte et du suicide.
Le destin qui se brise, la honte et la pensée de la mort sont au cœur du lamento Scherza Infida, incontournable acmé de l’Ariodante et juge de paix de la carrière de tout contre-ténor (ou mezzo-soprano quand le rôle s’avère en pantalon). L’air est sépulcral, d’une douceur tranchant avec la violence du propos, celle d’un homme renonçant à la vie, à son amour et à son avenir. L’aria est connu, de ceux que le public attend, retenant son souffle dans un silence un peu glaçant. On peut en souligner la gravité par les violons (le Concert d’Astrée accompagnant Philippe Jaroussky), en renforcer la tonalité expiatoire et déjà d’outre-tombe aux bassons (William Christie et les Arts Florissants), ou opter comme ce soir pour un soulignement discret et laisser, en adoptant un tempo lent, Franco Fagioli sublimer cette lamentation par un phrasé ample et recherché, une émotion transmissible où la douleur de la mort a le parfum du divin. Un moment d’extase, tendu, auquel fera écho le tonnerre d’applaudissements suivant cette exécution et marquant la césure entre les deux parties du concert. Mais s’arrêter sur la performance de Franco Fagioli dans ce très attendu Scherza Infida (Acte II, scène 3) serait oublier de rendre hommage à la palette vocale que ce dernier déploie aussi dans les autres airs du rôle, capable d’alternance de graves quasi caverneux et de montées vers les aigües frémissantes, et dont le corps semble suivre la partition, en contorsions, s’arquant et se tordant au gré des notes à délivrer. Le souffle n’est jamais pris en défaut, et à ce titre les triturations vocales du Dopo Notte (Acte III), véritable renaissance salvatrice du personnage d’Ariodante semblent faciles, naturelles et impriment sur l’auditoire la marque d’une légèreté bienvenue, le souffle d’une espérance revenue.
Dans le rôle du roué Polinesso, la mezzo Luciana Mancini, déjà remarquée dans un répertoire plus populaire pour ses collaborations avec Christina Pluhar ou ses incursions dans la musique de Piazzolla, campe un entremetteur déterminé et vil, capable de toutes les ruses et bassesses et auquel la chanteuse prête une voix dotée d’une belle alacrité, précise dans son phrasé et dotée d’une belle agilité, prouvant avec Dover, giustizia, amor (Acte III) tout le panache que peut receler le personnage. Ambigüe, fragile et finalement dépassée, Dalinda tour à tour confidente et manipulatrice de Ginevra est tout aussi excellement campée par Sarah Gilford, parfaite dans le rôle et offrant, particulièrement dans les quelques duos que lui réserve le livret un répondant et une détermination tout à fait appropriés.
Sans doute il y a-t-il cela aussi de merveilleux dans cet opéra de Haendel, l’attention portée par le compositeur à ne mettre réellement aucun rôle en retrait, offrant même aux personnages a priori secondaires de beaux moments d’expression. A ce jeu, le jeune Alex Rosen, dont la stabilité et la maturité de la voix tranchent avec des traits encore juvéniles, campe un Roi d’Ecosse chaleureux et bienveillant envers sa fille et Ariodante en début d’œuvre, et qui lui non plus non plus ne sera pas épargné par le doute, la colère face à la possible forfaiture, avant de finalement offrir dans le troisième acte la figure non plus royale mais tout simplement paternelle d’un homme soucieux du bonheur de sa fille (Al sen ti stringo, Acte III). Une distribution relevée de laquelle il ne faudrait oublier le ténor Nicolas Phan (Luciarno, frère de Ariodante et amoureux de Dalinda) dont la voix laissant transparaître une belle sensibilité convient tout à fait au rôle.
Le public ne se trompa pas sur la qualité d’une distribution ne souffrant d’aucune mésalliance et portée par l’extatique Franco Fagioli, réservant aux interprètes et à l’orchestre Il Pomo d’Oro une ovation en fin de représentation faisant se lever une partie de l’assemblée. Ainsi en est-il des destinées et si Haendel ne convainc pas le public londonien de 1735 avec cet Ariodante rapidement tombé dans les limbes, la majesté condensée des airs de ce dernier emporta, une fois de plus, le public parisien de l’avenue Montaigne.
Pierre-Damien HOUVILLE
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