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Hubert Robert, un peintre visionnaire (Louvre, mars-mai 2016)

C’est l’histoire d’une société qui se regarde et qui doute ! Tel est en effet le trait d’union qui lie entre elles la quasi totalité des cent quarante œuvres de Hubert Robert (1733-1808) qui composèrent cette exposition, la première consacrée au peintre par le Louvre depuis 1933, année du bicentenaire de sa naissance et, mais pouvait on le savoir, celle du début d’un engrenage qui verra vaciller l’Europe. Il n’est sans doute pas non plus un hasard que ce regain d’intérêt pour l’un des peintres majeurs de la seconde moitié du XVIIIème siècle arrive alors que la civilisation occidentale est contestée, violemment remise en cause dans ses fondements idéologiques et son socle de valeurs.

C’est l’histoire d’une société qui se regarde et qui doute ! 

C’est l’histoire d’une société qui se regarde et qui doute ! Tel est en effet le trait d’union qui lie entre elles la quasi totalité des cent quarante œuvres de Hubert Robert (1733-1808) qui composèrent cette exposition, la première consacrée au peintre par le Louvre depuis 1933, année du bicentenaire de sa naissance et, mais pouvait on le savoir, celle du début d’un engrenage qui verra vaciller l’Europe. Il n’est sans doute pas non plus un hasard que ce regain d’intérêt pour l’un des peintres majeurs de la seconde moitié du XVIIIème siècle arrive alors que la civilisation occidentale est contestée, violemment remise en cause dans ses fondements idéologiques et son socle de valeurs. Hubert Robert, dont les toiles ont parfois la figure de l’Apocalypse, ne fut pourtant pas le seul peintre des ruines, son sujet de prédilection, dont la représentation irrigue la carrière de nombreux petits maîtres du XIXème siècle, particulièrement avec la vogue de l’orientalisme, mais les œuvres de Hubert Robert interrogent encore, plus de deux siècles après leur composition, notre rapport au passé.


Hubert Robert, Jeunes filles dansant autour d’un obélisque (1798), huile sur toile, 119,7 × 99 cm, Musée des beaux-arts de Montréal – Source : Wikimedia Commons

Hubert Robert Obélisque

Les légères jeunes filles vêtues de fines aubes blanches formant une ronde autour du tronc brisé d’un obélisque sur fond de pyramides semblent biens insouciantes au ciel d’orage et au temps qui passe sur cette toile peinte l’année de la campagne d’Égypte (Jeunes filles dansant autour d’un obélisque, 1798) et leur attitude contraste avec l’ensemble d’une composition où domine la désolation. Cette impression de splendeur déchue, de temps depuis longtemps arrêté transpire dans nombre d’œuvres du peintre. Il se fait le témoin à la main virtuose d’un courant de pensée qui en cette fin de siècle s’interroge sur le devenir d’une Europe dont la science et la puissance dominent le monde. Être puissant n’empêche pas de douter et ce doute sur l’avenir de la civilisation transparaît dans des œuvres majeures, littéraires, des Considérations sur la cause de la grandeur des Romains et de leur décadence de Montesquieu (1734), en passant par Gibbon et son Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire Romain (1776) et se poursuit avec Volney et Les Ruines (1791). Débarrassée de la menace turque et asseyant sa suprématie sur le monde à coup de découvertes et de fondements d’empire coloniaux, l’Europe alors en pleine anticomanie fiévreuse regarde les ruines, véritable memento mori, à l’image des vanités de la peinture hollandaise un siècle plus tôt.


Élisabeth Vigée Le Brun, Portrait de Hubert Robert (1788), huile et bois 105,0 cm sur 84,0 cm, Musée du Louvre – Source : Wikimedia Commons (recadrée)

L’exposition fut l’occasion de nous laisser guider le long d’un parcours mi-chronologique, mi-thématique débutant par un beau portrait de Hubert Robert signé de la portraitiste Élisabeth Vigée Le Brun (1755-1842), classique, lumineux, représentant l’artiste la palette à la main, la cinquantaine aussi assurée que grisonnante. L’érudit flâneur du Louvre fut ensuite emporté dans les années de jeunesse du peintre, quand le jeune Hubert Robert, alors sous la protection de Étienne François de Choiseul (le futur premier ministre de Louis XV), se voit offrir l’opportunité de découvrir l’Italie par son mentor, alors ambassadeur de France à Rome. C’est l’occasion pour le jeune peintre de parfaire son érudition, son style et de développer un goût précoce pour la représentation des monuments anciens, dont sont témoins les nombreuses sanguines présentées. La maîtrise de l’artiste éclate déjà, en particulier dans sa capacité à rendre les volumes de l’escalier monumental et de la rotonde souterraine du palais de Caprarola, thème qu’il reprendra quelques années plus tard en peinture. Ses angles de vues sont propices à la recherche de la profondeur de champ, alors que les jeux d’ombres et de contre-jours viennent souligner l’étagement des plans, sans nuire à la respiration de la composition. C’est d’ailleurs alors qu’il parcourt la cité romaine en compagnie de l’amical Fragonard (1732-1806) que s’exprime peut être pour la première fois son goût des édifices à l’état lacunaire, la fontaine de Trévi, alors en construction apparaissant encombrée de bâches et d’échafaudages.

Pensionnaire de l’Académie de France à Rome, Hubert Robert y reçoit l’enseignement et l’influence de maîtres tels que Giovanni Paolo Panini (1691-1765) et Giovanni Battista Piranesi (1720-1778). Ces deux noms, couramment associés à deux genres majeurs de la peinture italienne, les Vedute (représentations de paysages urbains réels) et les Capricci (représentations de ruines et bâtiments fictifs ou réordonnés), auxquels il faudrait adjoindre les noms de Marco Ricci (1676-1730), Michele Marieschi (1710-1743) ou des plus connus Francesco Guardi (1712-1793) et Canaletto (1697-1768) aideront à mieux replacer l’œuvre de Hubert Robert dans le contexte de sa création et permettent de souligner l’influence majeure qu’eurent ces années italiennes sur son style et le choix de ses sujets. Sa composition s’affirme dans les années 1760 et une toile telle que les Jardins d’une villa italienne (1764) est pour le peintre l’occasion de faire brillamment la démonstration de sa capacité à représenter une nature luxuriante, dans une toile profondément animée, promeneurs, lavandières et jardiniers faisant partie intégrante de la composition.

Hubert Robert, Jardin d’une villa italienne (1764), huile sur toie, 93,5 cm sur 133,0 cm, Musée des beaux-arts du Canada – Source : Wikimedia Commons

Maîtrisant de mieux en mieux la lumière au sein de tableaux toujours vivants, Hubert Robert développe aussi sa technique de composition, comme dans Les Cascatelles de Tivoli (1768), où sur un format plus grand, l’œil est guidé des avants-plans au centre du tableau par une succession de repoussoirs latéraux, Hubert Robert arrivant ainsi à renouveler l’approche de l’un des sites les plus représentés de l’histoire de la peinture (voir notamment Fragonard et Joseph Vernet à la même époque).Hubert Robert Monuments de paris

La peinture de Hubert Robert exprime une monumentalité d’où se dégage l’immuable dureté et le poids de la pierre, le peintre utilisant pour cela, subtilement, quelques artifices. Que l’œil du curieux se pose sur le Bassin entouré d’une colonnade (1765-1767) ou encore sur La démolition des maisons du Pont au Change (1788). Dans le premier il observera une légère disproportion de la surface des dalles du sol au premier plan par rapport au diamètre des colonnes, jeu des lignes et des courbes se retrouvant dans le motif à caissons des voûtes du plafond, dont la dureté géométrique est tempérée par la finesse toute en courbes du drapé des étoffes portées par les occupants des lieux. Sur le second tableau, ce sont les ouvriers qui apparaissent démesurément petits par rapport à la hauteur des tas de gravats qu’ils sont en train de charrier. Autant d’artifices presque baroques au service du renforcement du caractère imposant des sujets. Car contrairement aux apparences, Hubert Robert n’est pas un peintre du réel. Souvenons-nous de Canaletto, si pointilleux sur les détails que ses tableaux ont récemment servi à une étude sur l’élévation des eaux à Venise. Pourtant, n’était-il pas le premier à représenter des projets de concours d’architecture finalement jamais construits ? Hubert Robert utilise lui un procédé proche consistant à rassembler dans une même composition des chefs d’œuvre d’architecture en fait éloignés les uns des autres, créant ainsi un paysage imaginaire mais dans lequel chaque élément est reproduit avec une rigueur diamantine. Il en est du Port de Rome (1766) où le Panthéon trône au bord du fleuve, ou des Monuments de Paris (1788) savant assemblage de quelques merveilles de la Capitale. Hubert Robert ne semble vouloir figer la pierre que pour lutter contre l’érosion du temps, conscient des évolutions urbaines et de l’éternelle régénération des villes sur leurs propres ruines.

Hubert Robert, Le Port de Rome, orné de différents monuments d’architecture antique, dit aussi Le Port de Ripetta à Rome (1766), huile sur toile, 119 sur 145 cm, École nationale supérieure des beaux-arts, dépôt du Musée du Louvre – Source : Wikimedia Commons

Pour autant, nul autre que Hubert Robert n’a aussi bien fait ressentir le lien qui unit dans l’urbanisme passé et présent. Une ville neuve, ou entièrement reconstruite après une destruction, paraîtra toujours fade, aseptisée, lisse, sans ces traces d’assemblages parfois un peu anarchiques qui donnent corps à toutes les villes ayant un passé important. Il faut admirer pour s’en convaincre cet Intérieur d’un atelier de Rome (1783). Le tableau dévoile l’antre d’un atelier de restauration de sculpture antique, sans doute inspiré de celui de Bartoloméo Cavaceppi (1717-1799), célèbre sur la place romaine à l’époque. Mais l’on s’aperçoit vite que cet atelier à la charpente sommaire repose sur de massives colonnes cannelées aussi antiques que les sculptures restaurées et qu’à l’arrière plan, les logements de cette demeure sont aménagés dans les restes d’un temple païen. Cet ensemble illustre à merveille la permanence des lieux et des matériaux, donnant à la toile une gravité tempérée par la représentation de ce jeune amoureux, juché dans un équilibre précaire sur une colonne et tendant un bouquet à sa dulcinée par l’entrebâillement d’une fenêtre. Là encore, dans cette vogue de l’anticomanie qui touche les milieux intellectuels parisiens avec notamment les traduction des écrits de Johann Joachim Winckelmann (1717-1768) qui ouvre un nouveau paradigme, Hubert Robert ne se contente pas de reproduire, mais transpose de manière poétique sur ses tableaux le regard de l’époque sur les antiquités, dans la filiation de Edmund Burke et de sa Recherche Philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau (1757, trad française en 1765).

Faut-il alors voir Hubert Robert comme un peintre nostalgique ? Il nous faut répondre par la négative et souligner que la mélancolie d’un monde perdu devenu inaccessible est fort différente de la nostalgie conservatrice qui veut que l’homme mécontent du présent suppose au passé une perfection mensongère qui n’est que le masque de son chagrin. Pourtant un doute nous sera-t-il permis d’en douter à la contemplation du Portique d’Octavie à Rome (1784), où la grandeur antique palladienne semble écraser le désordre et la futilité des activités contemporaines, malgré les broussailles qui ornent le monument.

Hubert Robert, Le Pont du Gard (salon de 1787), décor d’un salon au château de Fontainebleau, huile sur toile, 242 sur 242 cm, Musée du Louvre – Source : Wikimedia Commons

Hubert Robert Bergers Arcadie

« Tout s’anéantit, tout périt, tout passe » disait Diderot dans une célèbre phrase qui résumerait assez bien l’œuvre de Hubert Robert. Pourtant, ses plus grands formats, souvent consacrés à des lieux se trouvant sur le territoire français, éclatent par leur actualité, figeant sur la toile des sites ancrés dans notre mémoire intime. La Maison carrée de Nîmes (1787), Le Pont du Gard (1787) ou encore L’Arc de Triomphe de la Ville d’Orange ou les Sources de Fontaines de Vaucluse apparaissent comme une première tentative de répertorier et de magnifier le patrimoine national, plus de soixante ans avant la mission héliographique de 1851, véritable prélude à la reconnaissance du patrimoine architectural en France, établie en parallèle de la publication des Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France de Isidore Taylor. Ces commandes, pour la plupart d’origine nobiliaire, seront causes de tracas sous la période révolutionnaire, Hubert Robert échappant de peu à l’échafaud, accusé d’incivisme. Mais lui qui représente la quintessence de l’esprit français des Lumières fixa aussi sur la toile la Bastille, tout en contrastes chromatiques et auréolée d’une inquiétante masse de nuages menaçants annonciateurs des bouleversements à venir. Conservateur du Musée du Louvre sous le Directoire, il est le témoin de l’effacement de certains symboles de l’ancien régime, comme la destruction du château de Meudon et les vues qu’il nous donne de la grande galerie du Louvre nous offre l’espérance d’une société apaisée et régénérée par la culture, où déambulent bourgeois, gens du peuple et étrangers dans une vision prémonitoire, et idyllique si nous la comparons aux quelques lignes acerbes de Jean Clair décrivant les foules visitant le Louvre dans l’Hiver de la Culture (2011).

Hubert Robert, La démolition des maisons du Pont-au-Change, en 1788, huile sur toile, Musée Carnavalet – Source : Wikimedia Commons, own work, user: Mbzt, 2012

Peintre virtuose, qui au contraire d’un David, n’eut pas recours à l’aide d’un atelier, Hubert Robert peint autant les ruines telles qu’elles sont que la vision philosophique que porte sur elles une société qui en découvrant l’archéologie s’interroge paradoxalement sur son avenir. Reconnu de son vivant et croulant sous les commandes des mécènes, il sera pourtant difficile de faire un procès en facilité sur aucune des toiles de son œuvre. Sans doute faut-il aller en chercher la raison dans la profonde conscience de l’éphémère et la modestie de l’homme. Lui qui aimait dissimuler sa signature dans les plis des inscriptions reproduites sur sa peinture su aussi nous interpeller sur notre propre finitude et nous dire que l’on peut être serein, heureux, tout en étant mélancolique. Les Bergers d’Arcadie (1789), pastorale qui fera penser à la fois à Poussin, Le Guerchin et à La bergère des Alpes de Marmontel (1786) représente un petit groupe de bergers dans un paysage de cours d’eau magnifié. Ils observent un tombeau antique, que les siècles ont laissé là, mystérieux et solitaire. En scrutant la peinture, on distinguera ce qui est gravé sur le tombeau : Et ego Pastore in arcadia, H.R. 1789 (J’ai été berger en Arcadie, Hubert Robert). Derrière le trait d’humour sur la pierre, le lit de la rivière résonne soudain de l’écoulement inexorable du temps qui passe.

Pour ceux qui auraient manqué cette remarquable exposition, les Editions du Louvre en publient le catalogue, remarquable (49 €) et l’exposition voyage à la National Gallery of Art, Washington ( du 26 juin au 2 octobre 2016). Plus près de nous, le musée de Valence (Drôme) possède un beau panel des œuvres du Maître. Et bien entendu la plupart des ruines peintes par Hubert Robert sont encore admirables aux détours des routes de France et d’Italie… Avis aux voyageurs.

Pierre-Damien Houville

Étiquettes : , , Dernière modification: 17 août 2020
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