Point de lendemain ! Par cette formule un brin nihiliste Dominique Vivan Denon titrait en 1777 un court roman de jeunesse, ode malicieuse au libertinage et au plaisir de la séduction, de la part d’un narrateur apprenant à se jouer des convenances et codes sociaux pour jouir d’un bonheur d’autant plus intense qu’il est fugace.
Pour autant, ne faisons pas de ce trait de pensée un sillon profond du dix-huitième siècle finissant, qui fut également pour nombre de penseurs et de philosophes l’occasion de publier des œuvres anticipant, avec plus ou moins de rêves et de maladresses, une société future libérée des archaïsmes sociaux entravant son épanouissement.
Louis Sébastien Mercier, l’auteur de 2440, Rêve s’il en fut jamais, publié pour la première fois en 1771, auteur prolifique et admiré en son temps (notamment par Goethe), n’est plus guère connu de nos jours, même si son Tableau de Paris (1781), peinture des multiples visages de la Capitale à la veille de la Révolution, fait de lui un écrivain à placer aux côtés du bien plus connu et tout aussi talentueux Nicolas Restif de La Bretonne, l’incontournable auteur des Nuits de Paris (1788-1794).
De même, au rayon des utopies littéraires, Paul et Virginie de Bernadin de Saint Pierre (1789) ou L’île des Esclaves de Marivaux (1725) résonnent sans doute plus aux oreilles de nos lecteurs. Autant de raisons de redécouvrir ce roman, condensé des idéaux de son temps, qui en cette torpeur estivale ne manquera pas de faire tiquer votre voisin (ou voisine) de plage, soucieux d’interrompre une écoute d’opéra de Haendel sur son Ipod pour engager la conversation…les utopies, cela existe encore au vingt et unième siècle !
La contradiction première de l’anticipation littéraire, mais qui en fait également tout l’intérêt de la lecture, est qu’elle nous en apprend bien moins sur la période qu’elle est censée décrire que sur celle ou elle a été rédigée. 2440 de Sébastien Mercier ne fait pas exception à cette règle. L’argument de départ est simple, le narrateur/auteur, dont il n’aura échappé à personne qu’il est né en 1740, converse avec un vieil anglais (chap.1) ne se lassant pas d’égrainer les tares de la société française, meurtri de trouver un pays engoncé dans un fatras de lois ineptes, et une ville, Paris, nauséabonde et où il est impossible de circuler convenablement, lui qui est venu en France attiré par les idéaux des Lumières. Toute ressemblance avec quelconque discours ambiant n’est que pure coïncidence et autant interloqué que lassé par cette diatribe, notre narrateur s’endort, puis se réveille 700 ans plus tard…en 2440.
Sortant dans les rues parisiennes, il rencontre un quidam qui le prenant pour un hurluberlu n’aura de cesse de le mettre au goût du jour. Ce procédé du dialogue pédagogique entre un initié et un novice est d’ailleurs assez caractéristique de la littérature de cette époque, repris par exemple sous des schémas proches par les Lettres Persanes de Montesquieu (1721) ou Les Ruines de Volney (1791).
Admirable XVIIIème siècle, qui peut encore se permettre dans une optique positiviste de voir le futur comme le triomphe du progrès ! Laissons le lecteur relire, notamment, 1984 de Georges Orwell (1949) ou Farenheit 451 de Ray Bradbury (1953) pour se rendre compte que le temps fut assassin de cette idée d’espérance. Les premiers chapitres du réveil de notre hibernatus sont consacrés à la description du Paris de 2240, bien entendu fort différent du Paris actuel et sans doute à des lustres de celui de 2240. Le petit jeu des comparaisons serait assez vain et notons juste que Mercier, si il n’anticipe pas certaines réalisations audacieuses du vingtième siècle qui font le bonheur du parisien, comme le périphérique, la tour Montparnasse et la station Châtelet à l’heure de pointe, prévoit le remplacement de la Bastille (par un Temple à la Clémence), mais traverse un palais des Tuileries rendu à l’usage commun.
Le Paris de Mercier est en fait reconstruit à l’aune des conceptions rationalistes et hygiénistes de son siècle. Toute la ville semble rebâtie par Claude Nicolas Ledoux (1736-1806) et Etienne-Louis Boullée (1728-1799), les deux grands architectes de cette époque. Les places sont ouvertes, les rues élargies et alignées, ce qui n’est pas sans préfigurer les grands aménagements haussmanniens du siècle suivant. Voitures à chevaux et charrettes circulent avec fluidité sur les larges avenues, et si le Pont-Neuf a été débaptisé, le Pont au Change a perdu les étroites maisons qui l’ornaient, chose qui sera faite à partir de 1786. Si Mercier fait sourire en projetant en 2240 une toponymie depuis longtemps obsolète, il se montre visionnaire dans sa volonté d’aérer la ville, d’apporter plus de luminosité aux bâtiments, tout en restreignant l’usage du feu dans les immeubles, cause de tant de catastrophes urbaines. Cimetières et hôpitaux sont rejetés à l’extérieur de la ville afin d’éviter les contaminations, tout comme les arsenaux, même si l’explosion de celui de Grenelle devait encore faire des centaines de victimes en 1794. De même, son idée d’aplanir les toits pour les transformer en jardins urbains ravira les plus écologistes de nos lecteurs et anticipe le Marcovaldo d’Italo Calvino (1963).
Mais au delà de l’évolution de la morphologie urbaine, Sébastien Mercier propose dans son ouvrage une anticipation du cadre politique et social qui mythifie un âge d’or en devenir, au risque de quelques contradictions entre sa volonté émancipatrice et le contrat social de cette nouvelle société.
L’imaginaire politique est une source intarissable d’utopies et de mythifications. Il revient à Raoul Girardet (1917-2013) d’avoir écrit dans Mythes et mythologies politiques (1986) des pages parmi les plus éclairantes qui soient sur les permanences des idées politiques depuis la révolution française. Le troisième chapitre, consacré à l’idée de l’âge d’or trouve dans l’œuvre de Mercier un écho tout particulier. Girardet cite d’ailleurs une œuvre de Mercier, Mélise, « publié à la veille de la Révolution » comme l’une des premières avançant que face au déclin de la solidarité en ville, c’est à la campagne que l’on retrouve l’harmonie collective et la sociabilité. Cette apologie de la ruralité, thème assez absent de 2440 mais promis à un grand avenir dans la littérature, se trouve plus précisément dans Contes moraux,où les hommes comme il y en a peu, publié chez Panckouke en 1768. Dans la nouvelle Rose, Mélise, jeune parisienne se retrouvant veuve à l’âge de vingt-cinq ans après avoir mené une vie dissolue, trouve en effet à la campagne le cadre idéal pour élever sa fille de deux ans.
Pour Sébastien Mercier, la société future sera forcement régénérée par l’application des idéaux issus des Lumières du XVIIIème siècle. Il s’imagine un vingt-cinquième siècle dans lequel chaque citoyen serait un lecteur intime de l’Encyclopédie, Beccaria et Voltaire, et où sur les places publiques trôneraient les bustes de Corneille, Buffon et Mirabeau (chap. 11). Si la Révolution, brutale et sanguinaire n’a pas eu lieu, les Lumières furent bien la genèse, le début du sillon d’un ordre nouveau. Le changement s’est fait dans la douceur, par l’intermédiaire d’un souverain éclairé et désintéressé (chap. 36), qui sentant que l’absolutisme perdait dans le despotisme sa légitimité, a opéré une transition vers une monarchie parlementaire où les Etats généraux siègent de manière permanente sous le nom de Sénat. La séparation des pouvoirs, la représentation parlementaire sont ainsi clairement ancrées dans la société, avec l’exercice de contre pouvoirs, notamment par une liberté de la presse clairement affirmée. De même, la succession royale est encadrée, le jeune souverain ne pouvant par exemple épouser une étrangère et tomber ainsi dans le jeu néfaste des alliances familiales (chap. 37). Cette réforme du principe monarchique s’accompagne également d’une évolution profonde du système judiciaire, dépoussiéré de toute référence à la religion et où la peine est proportionnée au délit (chap. 15), et expliquée aux accusés. Ce principe d’une justice populaire, fondée sur les principes moraux est tellement bien acceptée que les condamnés à mort passent au peloton dans la joie du repentir (chap. 16).
Ce que décrit Mercier dans son ouvrage est bien un ordre nouveau, une véritable religion du progrès social et politique fondé sur une légitimité du bon sens et une acceptation des principes de la vertu. A un présent perçu comme triste et entravé s’oppose un futur où triomphe l’unité nationale, la nation s’affichant comme rassemblée, solidaire et cohérente, ne laissant pas de place à la solitude des êtres et au développement de l’égoïsme individualiste. Cette nation apparaît auréolée de ses joies institutionnalisées, de ses rites et de ses symboles. Par cela, Mercier appelle ses contemporains au mouvement, au changement, incite à l’action et se veut stimulateur d’une énergie réformatrice, un volontarisme qu’il n’aura de cesse de clamer au fil des rééditions de l’ouvrage, se faisant même un peu narcissiquement passer pour un idéologue précurseur de la Révolution française.
Pourtant, l’âge d’or proposé par Louis Sébastien Mercier peut également apparaître comme profondément corrupteur des libertés individuelles.
Si l’Etat dans la société proposée par Mercier est interventionniste et régulateur dans le domaine économique, c’est bien dans le sens d’un protectionnisme pour le moins radical. Interdiction de l’importation du tabac, du café et du thé pour des raisons de santé publique vont de pair avec celle des produits de luxe étrangers, notamment les étoffes, vues comme désirs féminins déséquilibrant la balance commerciale (chap. 40). Tout un tas de produits, considérés comme superficiels, néfastes à l’économie sont donc interdits au commerce, commerce qui se réduit aux échanges intérieurs de la production manufacturière et industrielle dont le volume est seul indicateur de richesse. Cette tentation de l’autarcie, déjà en opposition avec les idées développées par les premiers économistes libéraux, préfigure les régimes les plus durs du vingtième siècle.
De même la société espérée par Mercier, toute tournée vers l’application d’idéaux rationalistes, apparaît-elle foncièrement réductrice des libertés fondamentales. Sept siècles après leur existence, les seuls auteurs dignes de glorification sont les philosophes du XVIIIème siècle (et quelques auteurs du XVIIème), comme si la Culture, ayant atteint le stade suprême de son développement s’était arrêtée de créer. Les gazettes relatant les événements du monde ne signalent que la création de pièces de théâtre de Voltaire en Chine (chap. 52) ou la traduction de L’Esprit des lois et du Traité des Délits et des Peines au Japon. C’est une France sûre de sa culture et de son universalité qui s’exporte, complètement étanche aux influences culturelles extérieures. De même à l’intérieur, si les règles d’attribution des places à l’Académie Française sont revues (chaps. 29 et 30) dans un sens plus méritocratique, c’est en contrepartie d’une véritable damnatio mémoriae des auteurs considérés comme futiles et démodés, à l’exemple de Colletet (1598-1659), pourtant auteur de vers baroques forts réjouissants. Mercier n’hésite pas à espérer que le futur saura édifier des pyramides avec les œuvres des auteurs considérés comme mauvais (car usant d’artifices de langues éloignés d’une pédagogie de la raison) et y mettre le feu (chap. 28). Bannissement intellectuel également de l’enseignement de l’Histoire, reflet des hontes de l’humanité, et des langues anciennes, inutiles (chap. 12). La sculpture, la peinture, les arts en général doivent répondre aux nouveaux canons, les anciennes conceptions étant attaquées avec virulence. Plus grave, et avouons le impardonnable au sein du comité de rédaction de cette revue, la saillie de Mercier contre la musique baroque, qualifiée d' »efféminée », de « bruyante » et « qui ne dit rien » (chap. 25), tout comme est dénoncé le sort réservé aux castrats.
Avouons-le, la société de Mercier, où l’on paye ses impôts en public (chap. 39), est celle de la transparence absolue, où la liturgie civique, avec sa fonction unificatrice s’avère un modèle de société close et atone. Chez Mercier, la société est figée, l’Histoire n’est plus en mouvement, il est exclu du futur toute rupture, toute mutation, le temps est lisse et continu, une récusation même de l’idée même de modernité. Son messianisme révolutionnaire nourrit une vision du futur encombrée d’images et de références empruntées au passé, noyant la diversité dans une apologie du moyen, du semblable, confinant au médiocre et préfigurant par biens des aspects les régimes totalitaires. Et il revient une fois de plus à Girardet de résumer magistralement la situation : « Le monde de l’âge d’or est celui des horloges arrêtées« .
Il y a donc à la fois dans 2240 de Mercier ce condensé des idéaux du XVIIIème, ces références implicites ou explicites à Voltaire, Rousseau, Montesquieu, Buffon et Beccaria, cette espérance en un monde futur où triompheraient pour longtemps leurs idéaux moraux et où s’écroulerait une société d’ancien régime fondée sur l’inégalité de droit et l’injustice, mais aussi en filigrane les maux dont souffriront les sociétés issues des révolutions françaises et européennes, la tyrannie de l’égalité, la transparence absolue et liberticide, le contrôle des masses, la promotion d’une culture officielle. Mercier synthétise les idéaux de son siècle et préfigure sans le savoir les maux des deux siècles à venir. Notons pour terminer que dans une dernière pirouette, le narrateur finira par se réveiller dans son époque, piqué par une couleuvre, alors qu’il visite les ruines du château de Versailles.
Pierre-Damien HOUVILLE
- Louis Sébastien Mercier, L’An 2440, Rêve s’il en fut jamais (1771), Edition La Découverte, 1999.