Rédigé par 14 h 24 min Musicologie, Regards

“La Reine de France la plus musicienne et mélomane” (Patrick Barbier, Marie-Antoinette et la musique, Grasset)

Patrick BARBIER
Marie-Antoinette et la musique
Editions Grasset, janvier 2022, 448 pp, 25 euros. ISBN 978-2-246-82425-1

Le dernier ouvrage de Patrick Barbier ne nous fait plus sillonner l’Italie musicale baroque, mais les salons versaillais et les arcanes de l’opéra parisien. Se plongeant dans l’étude chronologique de la Dauphine puis de la Reine, à la fois sous l’angle de sa pratique musicale, de son soutien aux artistes ou aux institutions, Patrick Barbier dresse avec une virtuosité élégante un portrait paradoxal : celui d’une Reine mélomane, aux goûts musicaux affirmés et assumés, mais aussi instinctive et sans politique musicale. C’est la constance d’une inconstante, l’intuition d’une légère, la fermeté d’une « influenceuse » royale. Muse et mécène empirique, harpiste et pianofortiste de talent, chanteuse médiocre, défenseuse d’un renouveau de la tragédie lyrique et d’un cosmopolitisme stylistique, Marie-Antoinette eut sans nul doute un rôle décisif dans la vie musicale française et Patrick Barbier n’hésite pas à la baptiser de « reine de France la plus musicienne et mélomane ». Si elle n’eut pas l’ambition de bâtir une politique musicale construite et raisonnée, la démonstration très étayée de Patrick Barbier d’une Reine hautement, résolument et passionnément impliquée dans la vie musicale, tour à tour spectatrice, commanditaire ou amatrice, convainc totalement.

Pour étayer la démonstration, et c’est là son principal intérêt, l’ouvrage fourmille de tableaux et d’anecdotes, rectifie des préjugés qui ont la vie dure (l’Opéra Royal de Gabriel si peu utilisé dans la réalité, la préférence aux Italiens, la chanteuse du Petit Trianon…), glisse ça et là des précisions salutaires sans aridité musicologique mais avec une érudition rigoureuse. Ainsi, sans reprendre ici la liste exhaustive des compositeurs prisés ou soutenus par la Reine, rappelons que Marie-Antoinette, dauphine puis souveraine “aura présidé à 46 créations sur les scènes des résidences royales (opéras, opéras-comiques et ballets), dont 22 à Versailles et 24 à Fontainebleau.”, en ne comptabilisant que les créations parmi près de 1200 soirées de spectacles et de bals entre l’arrivée de la Dauphine en mai 1770 et les journées d’octobre 1789. Elle décida, dès qu’elle fut reine, qu’il y aurait trois spectacles par semaine : “deux comédies françaises et une comédie italienne”. On est saisi  d’un vertige face à ce tourbillon de plaisirs, qui faisait enrager l’économe Intendant des Menus-Plaisirs M. Papillon de la Ferté. Il faut dire aussi que, dauphine puis reine, jouissant de l’entière confiance et délégation de son époux, Marie-Antoinette put s’ériger en quasi “ministre de la culture”, quitte à “sans hésiter à passer par-dessus les privilèges des Gentilhommes de la Chambre” pour la direction des spectacles de la cour. Cela a dû faire grincer des dents… Dans l’encart de photos du livre, on trouve d’ailleurs une toute petite vignette, où un extrait des archives de la Musique du Roi après le 10 août 92, où un secrétaire rédigeant un paragraphe sur les concerts de la Reine a biffé la syllabe “Rei” qu’il écrivait par réflexe, pour la remplacer par “cy-devant Reine”.

Il faut imaginer ces années bouillonnantes et heureuses, se représenter le parterre et les loges reprenant le refrain  “Chantez, célébrez votre reine” du deuxième acte d’Iphigénie en Aulide, qui deviendra son opéra fétiche, le soir d’une reprise le 13 janvier 1775, et où l’on assista au délire d’un quart d’heure d’applaudissements et d’effusions du public. De même, en 1777, en assistant à la première puis en revenant six jours plus tard, la Reine sauve avec à-propos l’Armide de Gluck de la cabale des lullystes et désamorce les critiques du Chevalier qui a osé touché à la vache sacrée lullyste. Et bien que Patrick Barbier insiste sur le fait que Marie-Antoinette n’a pas “consciemment préparé Paris à son grand avenir musical” et “ne s’est fixée aucune trajectoire précise”, force est de constater que la Reine, par passion personnelle et par goût, n’eut de cesse de soutenir les expérimentations de régénération de l’opéra français, qu’elles soient le fait de compositeurs français (Grétry), ou d’étrangers (son ancien professeur Gluck, Piccini, Sacchini, Salieri, Viotti, Dussek…), soutenant innovations et synthèses stylistiques, mais conservant la noblesse et la place centrale très française des récitatifs, même face aux masses orchestrales, aux interventions solistes, à la psychologie resserrée ou à l’évolution du style et des couleurs orchestrales. Les apparitions de la Reine aux spectacles sont justement interprétées et perçues comme autant d’encouragement et soutien à une oeuvre, un répertoire ou un compositeur. En parallèle, “l’Autrichienne” eut à cœur de défendre la prosodie et la diction à la française, et son influence a été déterminante dans la création de l’Ecole Royale de Chant et de Déclamation en 1784, précurseur du Conservatoire de Musique de Paris. Naissance plus éphémère traduisant son inclination pour l’opéra buffa italien, la création du Théâtre de Monsieur en janvier 1789, destiné à promouvoir de manière pérenne le répertoire et le genre italien à Paris (La Reine avait déjà favorisé des saisons italiennes à l’Académie Royale de Musique ou fait venir des troupes italiennes à Versailles), il périra en 1792 dans la tourmente révolutionnaire. 

Jean-Henri Nadermann, Harpe de Marie-Antoinette (1774) © RMN-Grand Palais (Château de Versailles) / image RMN-GP. La harpe de Marie-Antoinette est propriété du musée municipal de Vendôme depuis 1904, offerte par Mlle de Trémault.

Même sans le vouloir vraiment, Marie-Antoinette sert de catalyseur : en pratiquant à un bon niveau la harpe et le pianoforte (ce dernier demeurera une rare consolation pendant le martyre du Temple où la Reine conservera un pianoforte peu souvent accordé), elle pousse les facteurs tels Cousineau, Naderman et Erard à confectionner des prototypes qu’ils lui présentent avec fierté, cherchant à améliorer les qualités et l’étendue des instruments. Cela sera flagrant pour les harpes, qu’elle pratique depuis qu’elle était jeune archiduchesse d’Autriche. Dès son arrivée en France en 1770, elle répète tous les jours avec son maître de musique et l’impératrice Marie-Thérèse l’encourage en ce sens. D’ailleurs elle rassure sa mère dans une lettre du 13 janvier 1773: “Malgré les plaisirs du carnaval, je suis toujours fidèle à ma chère harpe, on trouve que j’y fais des progrès”. Parmi ces expérimentations plus ou moins hasardeuses, Cousineau tentera le monstre d’une harpe à quatorze pédales, sans béquilles, permettant d’obtenir 27 tonalités au lieu de 13. Erard perfectionne le système en ne conservant que 7 pédales mais assurant chacune les deux changements de demi-tons préfigurant les harpes à double mouvement de l’Empire (brevet de 1810). Nadermann quant à lui se concentre moins sur les progrès techniques que sur l’objet d’art, et réalise des chefs d’œuvre à la sculpture et l’ornementation d’une stupéfiante richesse. Pour une évocation musicale de ce sujet, on recommandera chaleureusement l’enregistrement des Arts Flo ” La Harpe Reine”, captation d’un concert frais et spontanée avec Xavier de Maistre (Harmonia Mundi) qui explore ce répertoire doux et étincelant, et où la harpe soliste tient crânement tête à tout l’orchestre. On goûtera en particulier le vaste et lumineux du 1er Concerto pour harpe et orchestre en fa majeur, opus 9 de Johann David Hermann.

Une fois refermé ce livre – en avouant n’avoir pas compulsé toutes les notes de fin de texte – on se retient d’un sourire. Et si Marie-Antoinette, que Stéphane Zweig nous a si brillamment dépeint comme une tête de linotte sexuellement frustrée, compensant son manque dans les plaisirs du bal masqué parisien, les rubans de Mme Bertin et les amitiés douteuses, fut une grande Reine, du moins pour la musique ? Mélomane, musicienne, mécène, muse, elle eut une influence importante à la fois sur le développement de certains instruments, la création d’institution, le renouveau stylistique de l’opéra. Et si on en juge non par l’intention (et encore, nous serions moins sévère que l’auteur sur l’absence de schéma directeur ou de stratégie, car la Reine défendit souvent les mêmes sujets pendant des années avec une admirable constance ou un entêtement charmant, et ne manqua parfois pas de courage en s’exposant personnellement pour désamorcer les critiques) mais par le résultat : le bilan est plutôt positif : la Reine ne fut pas une grande musicienne, mais fut une souveraine incontestablement Protectrice des Arts et en particulier de la musique qu’elle écouta et pratiqua en connaisseuse et avec une sûreté de goût que l’Histoire ne dément pas. Et c’est avec une touchante amertume qu’on l’imagine dans le donjon du Temple, égrener les insouciants refrains de Grétry à son fils, en les accompagnant d’un pianoforte douteux.

 

Viet-Linh NGUYEN

 

Étiquettes : , , , , , , , Dernière modification: 7 janvier 2023
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